La censure littéraire dans la Tchécoslovaquie de la normalisation
Doctorant à l’Inalco, Thibault Deleixhe achève actuellement une thèse sur les auteurs tchèques et polonais face à la censure entre 1968 et 1980. Dans un article publié l’an passé dans la revue des Cahiers Sirice, il développe le cas de la censure littéraire dans la Tchécoslovaquie « normalisatrice ». Pour Radio Prague, Thibault Deleixhe a détaillé le système censorial auquel étaient confrontés les auteurs tchèques dans les années 1970.
L’enjeu de la censure durant la normalisation
Quelle est la situation du champ littéraire en Tchécoslovaquie dans les années 1960 jusqu’à la répression du Printemps de Prague et le début de la période dite de la normalisation ?
« La spécificité du champ littéraire tchécoslovaque, c’est qu’il continue de s’y appliquer des prescriptions esthétiques, donc des obligations que doit remplir tout écrivain et qui sont directement héritées du réalisme socialiste. Successeur de Klement Gottwald à la tête du parti communiste tchécoslovaque, Antonín Novotný décide de maintenir toutes les recettes de pouvoir. Ce qui vaut dans le domaine politique, vaut aussi dans le domaine littéraire, qui est strictement subordonné au domaine politique.Là où on voit émerger, après 1956, dans les autres pays limitrophes, une littérature dite de ‘règlement de comptes’, où l’on s’adresse aux stalinistes et on essaye de tirer un bilan des erreurs qui ont été commises, cette réflexion n’a pas lieu dans un premier temps en Tchécoslovaquie. On a une forme de compression des esprits qui va connaître un phénomène de décompression presque brutale, dès lors que l’on va entrouvrir la marmite, aux alentours de 1967. Le discours des intellectuels va soudainement devenir anti-censorial et assez profondément réformiste. »
A partir de 1969, les communistes orthodoxes reprennent la main sur la société tchécoslovaque. C’est la normalisation. Dans le cadre de cette évolution du régime, quel est alors l’enjeu de la censure littéraire ?
« Ce que l’on constate, c’est qu’on bascule dès lors dans le communiste post-totalitaire. C’est-à-dire que, autant le communiste totalitaire prévoyait, ou ambitionnait sincèrement, de tendre vers une conquête planétaire, et donc était engagé dans une mobilisation totale de l’entièreté de son corps social, autant le communiste post-totalitaire a fait le deuil de cette ambition démesurée et est exclusivement préoccupé de sa propre préservation. Il va donc mettre en place une remémoration d’un passé révolutionnaire glorieux, que l’on va mettre en scène au travers de toute une série de rituels.A ce moment-là, ce que l’on voit dans le domaine littéraire, c’est qu’on choisit d’atténuer les formes du réalisme socialiste. On permet donc une certaine dose d’inventivité formelle aux différents littérateurs, mais c’est une dose que je dirais perpétuellement réfrénée. C’est-à-dire qu’ils doivent toujours procéder par expérimentations timides qui se trouvent acceptées ou non par les instances du parti. L’autre grand aspect, c’est évidemment que, avec la mise en place de l’Etat normalisateur, il va y avoir une gigantesque purge de tous les cadres de l’ensemble du parti communiste tchécoslovaque. C’était le parti le plus numériquement représenté au sein de sa population. Aussi un grand nombre de ses membres ont soutenu l’élan réformiste de 1968 et on décide de les écarter.
Le parti se dégraisse fabuleusement. Ce qui est vrai au sein de ses structures, se révèle vrai aussi dans le monde littéraire. On décide de dissoudre l’Association des écrivains tchécoslovaques, qui était à l’époque présidée par Jaroslav Seifert, le futur prix Nobel, et on va la reconstituer autour de la personne de Josef Kainar, qui est un poète mineur, aux alentours de 1970. Dès lors, on ne va inviter au sein de cette association des écrivains tchécoslovaques que les écrivains qui se montrent suffisamment loyaux vis-à-vis du nouveau régime et on en écarte tous les écrivains qui avaient formulé des critiques au moment de 1968. Or, il était nécessaire d’appartenir à cette association pour pouvoir prétendre à la publication dans les maisons d’édition qui étaient des maisons d’édition détenues comme des monopoles par l’Etat. Il y a donc toute une série des plus grands noms des lettres tchèques, qui se retrouvent tout simplement mises au ban et qui n’ont pas accès au circuit de publication de leurs textes. C’est là l’une des premières grandes césures de 1968 pour le monde littéraire. »Invisibiliser la censure
Dans votre article, vous montrez l’emboîtement de nombreuses instances de censure. Quels sont les effets de cet enchaînement d’instances censoriales ?
« A l’époque, on décide que la censure est inefficace si jamais elle doit intervenir de manière trop visible dans le texte. C’est gênant, on ne veut pas dire que l’on censure. Et donc, ce que l’on fait, c’est qu’on décide d’avoir une sorte d’emboîtement gigogne de toute une série d’institutions qui vont s’efforcer de systématiquement déléguer le travail de censure des textes à l’échelon inférieur.
Comment cela fonctionne ? Concrètement, il y a le parti qui est tout-puissant. C’est une certitude dans l’équilibre politique. Ce parti va déléguer à un comité culture la gestion de la politique culturelle et, en ce qui concerne le contrôle des textes écrits, ce comité culture va mettre en place ce qu’il appelle un centre de la culture du livre, dont la mission essentielle va être de gérer un plan annuel de tous les ouvrages qui sont appelés à paraître. Ce plan est directement concerté avec les chefs, les rédacteurs en chef des grandes maisons d’édition. Elles sont contrôlées par l’Etat et ses cadres sont donc des communistes aussi sélectionnés pour leur loyauté. Ce sont ces rédacteurs en chef des maisons d’édition étatiques, qui eux-mêmes vont donner des instructions à leurs agents littéraires, lesquels sont en contact avec les littérateurs.
Il y a là une espèce de ruissellement de l’information depuis le sommet de l’Etat jusqu’à l’auteur, où circulent donc toute une série d’instructions sur ce qu’il convient d’écrire et sur la façon dont il convient de le faire, qui, en dernière instance, sont essentiellement transmises par un agent littéraire au créateur avec lequel il est en contact. C’est le créateur qui a à charge d’intérioriser ces pratiques et de les faire exister dans son texte. C’est là tout le succès de la censure que l’on a dit normalisatrice, c’est que, désormais, c’est l’auteur lui-même qui prend en charge l’essentiel du travail de censure de son texte, en ce qu’il se conforme tout de suite à la demande. Et, quand on travaille sur les archives, effectivement, les protocoles de censure sont assez décevants parce qu’ils sont relativement vides. L’essentiel du travail a déjà été fait. L’acte de censure est à chercher dans le texte littéraire lui-même et n’apparaît presque pas dans les archives qui y font suite. » .Ce que l’on comprend en vous lisant, c’est aussi la subtilité des formes que peut prendre la censure, qui ne se résume pas à la question d’interdire ou d’autoriser la publication d’une œuvre. Les instances censoriales peuvent jouer sur le tirage de l’œuvre, sur la confidentialité de sa publication, sur l’ajout d’une préface ou d’une postface pour en proposer une interprétation…
« Tout à fait, il y avait une perception assez claire de la part des censeurs et des gestionnaires de la culture du fait qu’il existe des publics différents. Une première chose qui était faite, c’était d’essayer de distinguer la littérature grand public qui, puisqu’elle avait une capacité de nuisance supérieure, devait être plus strictement encadrée, de la littérature qui était des belles lettres plus expérimentales, qui s’adressaient à un public plus restreint et où un peu plus de liberté pouvait être autorisé.
L’autre aspect, c’est qu’il y avait une volonté de contrôler toute la chaîne de diffusion du texte. Un des premiers mécanismes de la censure, c’était de fonctionner par un rationnement volontaire du papier. Par ailleurs, les communistes avaient bien compris qu’une étape qui échappe quelque peu à la censure, c’est celle de la réception du texte. Aussi, souvent, lorsqu’un texte faisait problème, on conseillait à l’auteur, ou on lui disait qu’il pouvait être publié, à condition que son texte soit encadré d’une préface et d’une postface, confiées à des personnes qu’il ne choisissait pas. Il s’agissait souvent de communistes orthodoxes qui avaient généralement une lecture marxiste du texte.La dernière chose c’est que, puisque l’Etat avait un contrôle monopolistique de toute la chaîne de diffusion du livre, il contrôlait aussi les points de vente. Et donc, si jamais des livres posaient problème, on pouvait limiter les points de vente, de façon à ce que la distribution ne touche que certains quartiers. »
L’apparition d’un champ littéraire clandestin
Pour illustrer ces mécanismes et notamment l’emboîtement des instances de censure, vous prenez dans votre article l’exemple d’un livre de Bohumil Hrabal, La Chevelure sacrifiée. Quel est le parcours de ce livre jusqu’à sa publication ?
« Bohumil Hrabal est ce gigantesque personnage des lettres tchèques, qui a énormément publié au cours des années 1960. Il est très connu et reconnu non seulement auprès du public national mais aussi à l’international. Il y a une énorme demande, une énorme attente vis-à-vis du retour de Bohumil Hrabal. Malheureusement pour lui et pour ses lecteurs, Bohumil Hrabal s’est prononcé en faveur du Printemps de Prague et donc il est dans un premier temps placé sur les fameuses listes noires des personnes qui ne peuvent plus publier.Ensuite, en 1975, il choisit d’opérer une courbe rentrante dans le circuit de publication officielle et il accepte d’apposer sa signature au bas d’un prétendu entretien avec un journaliste du régime dans lequel il fait l’apologie de la transformation normalisatrice en Tchécoslovaquie. Cette petite forme de compromission lui permet de réintégrer le champ littéraire et de recommencer à publier mais on le met bien en garde. Bohumil Hrabal s’était rendu célèbre par sa capacité à décrire de façon très crue le quotidien des prolétaires pragois et on lui dit que cela, on ne l’acceptera plus. Il s’inscrit alors beaucoup plus dans une prose de la remémoration, où il revient sur la vie de ses parents et sur son enfance dans la petite bourgade de Nymburk.
Ce texte est disponible pour publication à partir de 1973, mais il doit attendre la signature de son espèce d’autocritique en 1975 et ne sera finalement publié qu’en 1977 ou 1978. Le processus éditorial est donc ici extrêmement long. Et ce que l’on voit dans ce texte, c’est qu’il n’y a pas de volonté explicite de faire un commentaire sur ce qu’est la Tchécoslovaquie contemporaine, mais il y a toute une série d’appels à une forme de liberté d’existence, qui en soi était déjà pour le régime quelque chose de problématique. Le travail de retaille du texte était d’autant plus compliqué qu’il avait été publié une première fois dans une maison d’édition clandestine. Le régime craignait donc aussi que si jamais il pratiquait des coupes trop importantes du texte, un lecteur puisse établir une liste de toutes les censures qui ont été appliquées. »L’un des effets les plus importants de ce système censorial que vous décrivez, c’est l’apparition, en parallèle du champ littéraire officiel, d’un champ littéraire clandestin, qui lui fait concurrence. Pouvez-vous nous décrire les caractéristiques de ce champ littéraire clandestin ?
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« Le champ littéraire clandestin, ce qu’il y a de très fort, c’est qu’il s’inscrit dans une logique de solidarité des proscrits. Ce sont toutes les personnes qui ont été rejetées du champ officiel de publication, qui se sont retrouvées désœuvrées et qui dans un premier temps ont continué d’écrire un peu par inertie. Puis finalement Ivan Klíma, au tournant de l’année 1972, a commencé à mettre en place chez lui des soirées littéraires où, sous couvert de soirée privée, des gens venaient lire des extraits de manuscrits sur lesquels ils travaillaient. Et devant le plaisir que ces personnes ont retrouvé à vouloir échanger leurs textes, est née l’idée de remettre en place un circuit de diffusion de ces textes, où on produirait, de façon tout à fait amateur dans un premier temps, les textes pour pouvoir les faire diffuser au sein de ce qui de plus en plus commençait à se structurer comme la dissidence.
En réalité, cela a mis en branle un appétit auprès d’un lectorat qui allait plus ou moins croissant pour des textes qui soient de vrais textes littéraires. Et il y a là un personnage qui est assez central, qui est celui de Ludvík Vaculík, un ancien journaliste lui-même auteur qui va prendre sur lui de faire fonctionner ce qu’on a appelé les Edice Petlice, qui étaient donc des éditions clandestines qui vont diffuser nombre de textes interdits jusqu’à la chute du régime communiste en 1989. »
« Il y a toujours une forme de censure qui s’applique à la parole »
Thibault Deleixhe, vous préparez donc une thèse sur la question des auteurs tchèques et polonais face à la censure. Quel est l’intérêt pour vous de cette approche comparative entre les situations polonaise et tchèque ?
« Le plus fascinant avec la censure, c’est de s’apercevoir à un moment que l’on vit avec l’illusion qu’il existerait une opposition entre des sphères discursives où fonctionne la censure et des sphères discursives qui seraient vierges de toute censure. C’est une illusion, il y a toujours une forme de censure qui s’applique à la parole que l’on pratique. Après, la censure varie évidemment en forme, en qualité et en intensité. Commencer à étudier la censure, c’est par ricochet aussi d’étudier toute une série de formes qui, moyennant certaines mutations, existent toujours de nos jours.L’autre aspect, c’est que pour des raisons personnelles, j’ai développé un intérêt un peu obsessionnel pour l’Europe centrale et donc le tchèque et le polonais étaient deux langues que je pratiquais et pour lesquelles je pouvais avoir un accès direct aux textes dans leur version originale, donc m’assurer d’avoir une lecture qui soit, je dirais, au plus près du texte et qui permette d’y capter tout le réseau d’allusions qu’on voit s’y déployer.
Enfin, la dernière chose c’est que la Pologne et la Tchécoslovaquie ont connu des trajectoires historiques qui présentent de nombreuses similarités, mais qui n’en sont pas moins distinctes. On a donc là le luxe d’un cas d’étude relativement homogène, mais qui présente toute une série de variations qui suscitent des essais littéraires distincts et qui s’offrent dès lors bien à une analyse comparatiste. »
Si ce n’est pas trop personnel, quelles sont donc les raisons de cet intérêt obsessionnel pour l’Europe centrale ?
« L’histoire est parfois faite de hasards et, lorsque j’étais jeune adolescent, un professeur du collègue nous avait tous emmenés à Prague. Il y a eu là une espèce de coup de foudre immédiat. Par la suite, j’y suis retourné vivre et j’y ai travaillé comme travailleur social dans les quartiers paupérisés à forte composante rom de Prague. Et au contact des jeunes gens avec lesquels j’ai travaillé j’ai appris le tchèque. Par la suite je suis rentré à Bruxelles, puisque je suis d’origine belge, et là j’ai suivi des études de philologie slave à l’Université libre de Bruxelles. J’ai plus tard rencontré ma compagne qui est elle-même polonaise. Il se fait dès lors que je continue de vivre avec un pied ici à Bruxelles et un pied là-bas en Europe centrale. C’est une espèce de dialogue permanent qui structure toute ma vie jusqu’à aujourd’hui. »