Les émigrés de Corée du Nord témoignent
Une machinerie parfaite pour uniformiser les gens de la naissance à la mort, c'est ainsi qu'on pourrait définir le régime actuel en Corée du Nord. La vie quotidienne dans ce pays isolé du monde est le grand sujet d'une série de sept entretiens avec des émigrés nord-coréens recueillis dans un livre par la coréanologue Nina Špitálníková (1987). Son livre est intitulé Svědectví o životě v KLDR - Témoignage sur la vie en République populaire démocratique de Corée.
Un empire coupé du reste du monde
Aux yeux des Occidentaux, la Corée du Nord apparaît toujours comme un empire ténébreux, incompréhensible et souvent effroyable. Nina Špitálníková constate dans la préface de son livre que l'habitant nord-coréen typique n'est pour la majorité d'entre nous qu'un homme en uniforme gris, prêt à sacrifier sa vie pour son pays. Spécialiste de la Corée, elle cherche depuis des années à démentir cette vision stéréotypée dont la dimension humaine reste occultée. Et elle déploie des efforts considérables pour percer et élargir des brèches dans le mur d'incompréhension qui entoure ce pays mystérieux et effrayant. Faute d'autres sources, elle a noué des contacts et réalisé des entretiens avec de nombreux émigrés nord-coréens. Elle dit :
« Je voulais répondre à certaines questions qui restaient sans réponse. Dans les archives, il n'y avait que des informations officielles, des informations gouvernementales. Il y avait par exemple des informations sur la vie quotidienne dans les années 1950, mais il n'y avait rien sur l'actualité. Cela me frustrait et j'ai donc décidé de chercher moi-même ces informations. Tel était mon objectif au début, lorsque j'ai fait, en 2014, mon premier entretien avec un Nord-Coréen. »
Deux séjours d'études en Corée du Nord
Déjà dans le cadre de ses études de langue et de civilisation coréennes à l'Université Charles de Prague, Nina Špitálníková fait des recherches sur la propagande nord-coréenne, sur le culte de la personnalité autour du chef de l'Etat Kim Il-sung et sur l'histoire de la République populaire démocratique de Corée. Elle poursuit ses études en Corée du Sud et elle réussit même à obtenir l'autorisation de faire deux courts séjours d'études en Corée du Nord. Cela s’apparente à un petit miracle dans un pays qui garde jalousement ses secrets.
Nina Špitálníková évoque son expérience de ces deux stages dans une université nord-coréenne effectués en 2011 et 2012 dans le livre intitulé Na studiích v KLDR: Mezi dvěma Kimy - Etudiante en République populaire démocratique de Corée : Entre deux Kim. Son livre sort en 2017 et permet aux lecteurs tchèques de découvrir une réalité qui était sensée rester cachée. L'auteure constate entre autres :
« Le citoyen nord-coréen typique a faim. Souvent il n'est pas sûr d'avoir un petit bol de riz par jour. Tandis que la vie de l'élite privilégiée est relativement aisée, la classe moyenne et les couches inférieures de la société manquent de nourriture. Ils ne mangent qu'un peu de riz et de légumes. En Corée du Nord, il y a un système de rationnement. Ils ne peuvent manger de la viande qu'à des occasions exceptionnelles, par exemple quand le chef de l'Etat fête son anniversaire. La viande est une rareté. »
Des souffrances sur trois générations
En 2020, Nina Špitálníková récidive donc en publiant un recueil de sept entretiens avec des émigrés nord-coréens. Avant de publier ce livre elle a réalisé plusieurs dizaines d'entretiens de ce genre parmi lesquels elle a choisi ceux qui révèlent les différents aspects de la vie dans ce pays qui ressemble à un immense camp de concentration.
Elle ne cherche pas à faire sensation, à ébahir son lecteur, elle n'a pas choisi les entretiens qui montrent les aspects extrêmes du régime totalitaire. Elle voulait surtout permettre au lecteur de se faire une idée sur la vie quotidienne en Corée du Nord dans ses aspects généraux. Elle ne pouvait pas et ne voulait pas éviter cependant les informations qui expliquent l'obéissance aveugle des masses populaires et la discipline totale qui règne dans ce pays.
Les interlocuteurs qu'elle cite dans son livre lui ont révélé entre autres l'existence des souffrances inhumaines qui diffusent la peur dans toute la société nord-coréenne :
« Ce qui se répercute beaucoup dans la société nord-coréenne, ce sont les condamnations sur trois générations. (...) Par exemple, si on trouve chez vous un film européen ou sud-coréen et si cela arrive à une période de lutte acharnée contre les influences étrangères, on vous exécutera et avec vous vos enfants et vos parents. Et les exécutions sont publiques. Chaque habitant de votre quartier ou de votre village est obligé d'y assister. »
Les témoignages d'émigrés nord-coréens
En 2020, il y avait en Corée du Sud au total 33 657 émigrés nord-coréens dont 23 256 femmes. Nina Špitálníková choisit pour son livre plusieurs représentants de cette émigration. Le lecteur y trouve les témoignages d'une professeure de langues, d'un ouvrier qui cherchait à améliorer sa situation par le marché noir ou d'un passeur qui a fini, lui aussi, par s'exiler.
S'y ajoutent les témoignages d'une jeune étudiante, d'une femme dont les opinions pourraient être qualifiées de féministes, d'un chauffeur professionnel et finalement un entretien très ouvert avec une retraitée. L'auteure y ajoute des notes explicatives absolument nécessaires pour que le lecteur puisse comprendre les motifs et la situation de ces gens qui ont décidé de quitter leur pays.
Un système de castes
Il faut prendre en considération qu'ils ont vécu dans un système de castes dans lequel l'élite jouit de divers privilèges et les castes inférieures sont condamnées à la servitude. Nina Špitálníková constate pourtant que les émigrés se recrutent surtout parmi les membres des élites :
« La majorité de ceux qui cherchent à émigrer sont les gens issus de la caste supérieure qui jouissent d'un statut spécial et mènent une existence relativement supportable. Mais lorsqu'ils sont exposés à une épreuve, à un tournant dans leur vie, lorsqu'ils sont par exemple destitués de leur poste ou qu’ils commencent à désirer vivre dans le confort qu'ils ont vu dans un film étranger, ils s'évadent. (...) Mais quand vous faites partie de la caste inférieure, vous n'avez pratiquement aucune chance de vous réfugier en Corée du Sud. Un passage, des faux papiers, etc., coûtent à peu près 7 000 euros et le salaire moyen en Corée du Nord est de 2 euros par mois. »
Un lavage de cerveau systématique
En lisant ces entretiens souvent très intimes qui n’ont pu être réalisés que grâce au courage et à l'anonymat des personnes interrogées, le lecteur se rend compte combien difficile, sinon impossible, doit être le processus pour ouvrir les yeux et l'esprit de simples habitants nord-coréens, de ces gens réduits à une grande masse grise, anonyme et obéissante qui est soumise à un endoctrinement systématique dès la petite enfance.
Comment vouloir se libérer, comment retrouver sa liberté d'esprit dans une société où l'idée même de liberté est absente, où les gens n’ont pas les habitudes les plus élémentaires et les plus courantes dans le monde démocratique. Le livre de Nina Špitálníková dénonce ce système d'endoctrinement amené à la perfection et auquel il est impossible d'échapper :
« Les enfants vont à l'école maternelle où les maîtresses leur racontent, au lieu de contes de fée, des histoires sur la vie de grands leaders révolutionnaires. Ils jouent avec des petits chars, ils apprennent comment tirer sur les impérialistes américains ou japonais. On leur inculque que c'est le Grand leader qui est leur vrai père et non pas leur père biologique, et que c'est le Parti du travail de Corée qui est leur vraie mère. (...) Le concept de la famille est complètement différent de ce que nous sommes capables de comprendre. »
Une question inquiétante
Et le lecteur lit, incrédule, les confessions de ces personnes qui ont fui un pays ressemblant à une grande prison qui racontent leurs vies pleines de souffrances et se rappellent pourtant aussi des épisodes agréables et des moments de bonheur. Certains ne sont plus capables de se libérer complètement de l'endoctrinement comme cette vieille retraitée qui a été obligée de quitter son pays pour ne pas mourir de faim. Elle n'a emporté rien qu'une lettre de félicitations signée de Kim Il-sung et la garde toujours comme une sainte relique. Mais Nina Špitálníková ne cède pas à la tentation de juger ses interlocuteurs même s'ils avouent avoir collaboré avec un régime inhumain. Elle se pose et nous pose la question inquiétante : « Que ferions-nous à leur place, dans leur milieu, avec leurs connaissances et leur éducation ? »