Les Loyautés de Delphine de Vigan, roman sur les subtilités de la violence domestique
En cette fin février, c’est la première fois que l’écrivaine Delphine de Vigan visitait la République tchèque, pays où elle a pourtant déjà de nombreux lecteurs et où a été traduite et publiée la majorité de ses œuvres. Elle est venue, comme elle dit, pour accompagner son dernier roman intitulé Les Loyautés. Elle a présenté son livre aussi au micro de Radio Prague.
Ces loyautés qui nous contraignent
Les Loyautés est déjà votre cinquième livre traduit en tchèque. Avez-vous une explication à l’intérêt des éditeurs et des lecteurs tchèques pour votre œuvre ?« Non, aucune explication, d’autant moins que c’est la première fois que je viens ici. Donc c’est un peu tôt pour comprendre l’intérêt des lecteurs tchèques mais je m’en réjouis tout à fait. »
Expliquons le titre de votre livre - Les Loyautés. Quel est le rôle que ces liens invisibles, ces fidélités inexprimées jouent dans le tissu des relations psychologiques des personnages de votre livre. De quel genre de loyauté s’agit-il ?
« Ce qui m’intéressait, c’était de mettre en scène quatre personnages qui se trouvaient pour des raisons diverses à un moment de leur vie où la question de la loyauté se pose de la manière cruciale. Pour certains, il s’agit de la loyauté intime familiale, pour d’autres de la loyauté sociale, pratiquement institutionnelle. J’avais envie de croiser toutes ces formes de loyauté avec l’idée que la loyauté nous porte et nous construit, qu’elle nous aide aussi à nous regarder dans le miroir le matin - on a besoin d’être loyal pour vivre - et en même temps nous sommes enfermés, nous sommes empêchés par des loyautés qui ne sont pas forcément exprimées, mais qui nous contraignent. »
Le titre de votre livre Les Loyautés a été traduit en tchèque Pouta ce qui n’est pas une traduction tout à fait exacte. Pouta en tchèque signifient des liens, mais aussi très concrètement des fers, des chaînes, des menottes. Dans cette traduction il manque un peu l’aspect de fidélité. Dans quelle mesure cela correspond à votre intention ?« La traduction évidemment ne m’appartient pas. C’est très difficile pour moi de saisir toutes les subtilités d’une langue que je ne connais pas. Dans la loyauté que j’ai abordée dans le roman il y a à la fois l’idée de la liberté mais aussi de la contrainte donc en cela le titre tchèque correspond à mon livre, mais il y a aussi une question de fidélité à ses propres engagements par exemple. Je pense au personnage d’Hélène, une jeune professeure qui est la première à s’alerter au sujet du garçon, du jeune collégien qu’elle a dans sa classe. Elle soupçonne assez vite qu’il se passe quelque chose, que le garçon est en danger. Et cette femme qui est la seule qui va pouvoir le sauver, peut potentiellement lui tendre la main parce qu’elle est fidèle à elle-même, à la promesse qu’elle s’est faite de ne jamais passer à côté d’un enfant maltraité, de ne jamais abandonner un enfant qui serait en détresse. C’est probablement en vertu de cette fidélité qu’elle peut changer le cours des choses. »
Les enfants en danger et les parents enfermés dans leurs souffrances
Dans votre roman, vous évoquez les rapports des deux générations, celle des parents et celle des enfants. Les parents ont sans doute l’intention d’élever bien leurs enfants mais ils finissent par se trouver de plus en plus séparés de leurs enfants par des barrières intérieures presque insurmontables. Où est le mal ? A qui la faute ?
« Vous avez tout à fait raison, j’essaie de montrer les adultes enfermés dans leurs souffrances, dans leurs propre détresse, qui à un moment donné, ne sont plus en mesure de distinguer que leurs enfants sont en danger et de leur porter secours. En aucun cas je ne veux pas juger mes personnages. Pour moi ce n’est pas le travail du romancier. Le travail de romancier est d’essayer de comprendre, de se mettre à l’intérieur de chacun des personnages, d’essayer de donner à voir au lecteur ce que chacun des personnages ressent. Donc, je ne veux pas être dans la position de surplomb qui me permettrait de dire : c’est bien, c’est mal. Non.Ce que je veux, c’est montrer que ça existe, qu’une femme qui est dépassée par sa propre souffrance, peut d’une certaine manière devenir l’ennemie de son propre enfant, parce qu’elle ne se rend pas compte que le discours négatif permanent qu’elle produit sur le père, l’homme dont elle est séparée, blesse son fils. Donc ce sont les adultes qui sont, eux-mêmes, en détresse. Cette femme qui est submergée par sa propre souffrance, le père de Théo qui pour des raisons plus sociales, s’est trouvé à un moment donné à l’écart de sa propre vie, le personnage de Cécile qui est une femme un peu fantasque mais qui prend conscience, à un certain moment, que son mari n’est pas l’homme qu’elle imaginait, tous ces personnages sont à un moment de leur vie où la question de loyauté vas se poser et où peut-être, ils vont devoir aussi prendre conscience qu’ils se sont trompés. Mais je ne cherche pas à les juger, je ne cherche pas à les affliger. »
Le refuge dans l’alcool
Théo, le jeune héros de votre livre, est tiraillé entre sa mère et son père divorcés et cette situation devient pour lui comme une impasse, comme un dilemme permanent qu’il n’arrive pas, qu’il n’ose pas résoudre et qui le blesse intérieurement. Il cherche refuge dans l’alcool. Cette recherche de refuge dans l’alcool est un phénomène courant chez les jeunes ?
« Malheureusement oui. Je ne sais pas si c’est le cas ici mais en France on fait le constat que les enfants boivent de plus en plus, et de plus en plus tôt, qu’il y a une volonté chez certains très jeunes gens, dès l’âge de treize, de quatorze ans, de l’âge du collège, d’échapper d’une certaine manière à la pression sociale, à la pression scolaire. Les statistiques sont très claires sur le sujet, l’alcool arrive plus tôt qu’auparavant. De tout temps, les adolescents ont flirté avec les limites et cherchent des formes de transgression. Mais il me semble, quand l’alcool arrive dans la vie des adolescents aussi jeunes, qu’il y a une volonté, consciente ou pas, de se soustraire finalement à cette pression de la société. »
Une violence souterraine, psychologique, qui ne se voit pas
Dans votre livre, les parents exercent sur leurs enfants une sorte d’influence, de pression psychologique qui devient nuisible. Il s’agit d’une sorte de violence domestique au niveau psychique qui n’est pas facile à saisir mais qui finit par nuire à l’âme des enfants et des adolescents. A votre avis cette sorte de violence domestique est-t-elle fréquente dans les familles ? Est-ce le reflet de votre propre expérience ?
« Je pense qu’elle est fréquente à des degrés divers. En tout cas le conflit de loyautés dans lequel peut être pris un enfant parce qu’il a des parents séparés, est, en fait, quasiment automatique. Et il existe d’ailleurs aussi au sein des familles dont les parents ne sont pas séparés. Il peut prendre des proportions plus au moins inquiétantes et graves. Je suis vraiment persuadée que dès lors que les parents se séparent, l’enfant intègre qu’il ne peut pas raconter forcément ce qui se passe chez maman, chez papa. Et souvent les enfants ont la volonté de séparer d’une manière assez radicale les deux univers qui deviennent les leurs.
Voilà, une autre chose qui m’a souvent frappée, c’est que les enfants ne parlent pas et appellent assez rarement au secours, surtout quand il s’agit d’une forme de violence souterraine, psychologique, qui ne se voit pas, qui ne laisse pas de traces.
Oui, mes parents étaient séparés. Ils se sont séparés quand j’étais enfant. C’est quelque chose que j’ai ressenti très fortement y compris d’ailleurs le très grand inconfort pour ne pas dire la douleur d’entendre un de mes parents dénigrer en permanence l’autre, dire du mal, ressasser, revenir sur ce qui s’était passé. C’est très douloureux pour un enfant et souvent les parents ne s’en rendent pas compte.
Quand la vie a fait qu’on s’est séparé avec le père de mes enfants, étant tous les deux enfants des parents divorcés nous avons été plutôt attentifs à ça, et pourtant j’ai senti que mes enfants étaient parfois dans cet inconfort, que c’était compliqué pour eux, qu’ils se demandaient s’ils pouvaient raconter ce qui se passait chez l’un, ou chez l’autre. Il y a une sorte d’interdit qui est tout de suite intégré par les enfants, même quand cet interdit n’est pas forcément demandé par les parents. Voilà, une autre chose qui m’a souvent frappée, c’est que les enfants ne parlent pas et appellent assez rarement au secours, surtout quand il s’agit d’une forme de violence souterraine, psychologique, qui ne se voit pas, qui ne laisse pas de traces. »
Hélène, la prof sensible à la détresse de ses élèves
Un des personnages de votre livre est Hélène, la professeure. Vous en avez déjà parlé. Elle est le seul personnage du monde des adultes, qui est capable de sentir, de se rendre compte que quelque chose dans la vie de Théo ne va pas. Qui est Hélène ? D’où vient sa sensibilité aux problèmes intérieurs de ses élèves ?
« Hélène est un personnage que j’aime beaucoup parce que c’est elle qui donne le mouvement au roman, c’est par elle que la lumière peut éventuellement surgir, donc c’est un personnage clé dans le livre. C’est une femme dont on comprend, sans révéler trop de choses au lecteur, qu’elle a été victime de maltraitance quand elle était petite-fille, qu’elle s’est promis de ne jamais passer à côté d’un élève qui serait maltraité. Or, quand elle voit arriver ce jeune garçon dans sa classe, elle y projette en partie sa propre histoire. Elle pense qu’il est en détresse, qu’il est maltraité, ce en quoi elle se trompe et en même temps elle a raison. Ce n’est pas forcément le type de maltraitance qu’elle imagine. C’est une femme qui n’a pas eu d’enfant et qui, peut-être, a reporté sur ses élèves quelque chose de cette déception et de cette frustration et en même temps je pense que c’est un personnage qui est lumineux parce qu’elle va au bout de son combat, quitte à se mettre en danger elle-même, quitte à se mettre à porte-à-faux vis-à-vis de l’institution qui l’abrite. Elle se met en danger au risque de perdre son travail. Pour moi, le courage de ce personnage éclaire un petit peu le roman. »
La vie ultérieure des personnages du roman
Vous abandonnez les personnages de votre livre juste avant le dénouement et vous permettez donc au lecteur d’achever pour lui-même ce récit, de prolonger en quelque sorte votre roman. Vous êtes-vous interrogée sur les vies ultérieures de vos personnages ? Connaissez-vous la suite de cette histoire ?
« J’aimerais croire qu’on peut la deviner. Pour moi, la fin est claire. Je n’aimerais pas gâcher la lecture et l’éventuel suspense mais en tout cas cette question-là est résolue positivement. Ensuite, c’est une première étape, évidemment cela ne résout pas tout dans la vie de ces personnages et en particulier dans la vie de ce jeune garçon. Oui, j’ai tendance à croire et ça va au-delà du roman lui-même, que quand un adulte extérieur à votre famille s’intéresse à vous, c’est quelque chose d’énorme en fait. Souvent j’ai trouvé au cours de ma vie en la personne d’autres adultes que mes parents, un recours, un réconfort qui a été primordial, essentiel dans ma construction et c’est cela que je voulais laisser apparaître sans une fin qui serait trop ‘happy end’ si j’étais allée trop loin. Mais pour moi le fait qu’Hélène s’intéresse à ce garçon, c’est forcément le début de quelque chose d’autre. »
Les lecteurs se sont montrés-ils sensibles aux problèmes de Théo, de Mathis et des autres personnages de votre roman ? Quelles ont été les réactions à votre livre ?
Je parle de cette pression, de cette course à la performance, de la pression scolaire très forte sur les élèves, des familles monoparentales qui souvent sont très isolées, de la solitude urbaine.
« Pour l’instant je dois dire que les lecteurs ont été très touchés par ces personnages, parfois un peu bousculés aussi par ces histoires. En tout cas, mon idée est de tendre un miroir au monde qui nous entoure à travers des histoires comme ça, histoires qui sont intimes, parce que c’est l’intimité de ces personnages qui est en jeu. J’espère que ça raconte quelque chose du monde dans lequel nous vivons. Je parle de cette pression, de cette course à la performance, de la pression scolaire très forte sur les élèves, des familles monoparentales qui souvent sont très isolées, de la solitude urbaine. Tout ça, ce sont des thèmes qui traversent le roman sans être forcément au premier plan, mais qui peuvent expliquer que le livre a une telle résonance chez le lecteur. Et ce texte-là en particulier m’a amené aussi les lecteurs qui sont professionnels, qui travaillent sur l’enfance en France, les assistantes sociales, les juges, les gens qui sont vraiment aux prises avec ce qu’on appelle l’affaire familiale. Je crois qu’on a été vraiment intéressé par le livre et pour moi se sont de nouveaux lecteurs. »