Les lumières et les ombres du siècle slovaque
« Les Slovaques n’ont pas dilapidé le temps du dernier siècle, » constate l’écrivain Pavel Kosatík (1962), auteur de nombreux livres sur des personnalités importantes de l’histoire moderne tchécoslovaque. Récemment il a publié aux éditions Torst un livre intitulé Slovenské století - Le Siècle slovaque. Son ouvrage retrace de façon détaillée l’évolution de la Slovaquie au XXe siècle et propose une interprétation révélatrice des relations compliquées entre Tchèques et Slovaques.
L’œuvre de trois visionnaires
En 1918, la carte de l’Europe est redessinée et sur les décombres de l’empire austro-hongrois naît la Tchécoslovaquie, Etat commun des Tchèques et des Slovaques avec une importante minorité allemande. Il est évident que créer un Etat homogène sur les territoires qui englobent la Bohême, la Moravie, une partie de la Silésie, la Slovaquie et la Ruthénie subcarpathique, sera une tâche extrêmement difficile. Cela ne peut décourager cependant pas le trio d’hommes politiques visionnaires formé des Tchèques Tomáš Garrigue Masaryk et Edvard Beneš et du Slovaque Milan Rastislav Štefánik. Ce qui semble d’abord impossible, devient réalité mais le nouvel Etat qu’on appelle Tchécoslovaquie se heurte à de nombreux problèmes. Pavel Kosatík démontre dans son livre qu’il s’agissait entre autres dès le début d’un manque de compréhension et de malentendus entre les peuples tchèque et slovaque :
« Les Slovaques devaient avoir beaucoup d’énergie sociale qui n’était pas manifeste en 1918. Cet aspect était ignoré par les Tchèques qui estimaient en général que les Slovaques étaient plus au moins identiques à eux et que leur langue n’était qu’une sorte de dialecte du tchèque. La partie tchèque espérait que ces divergences seraient surmontées avec le temps et que Tchèques et Slovaques formeraient une seule nation. »
Une collaboration assez conflictuelle
Au moment de la fondation du nouvel Etat, la Slovaquie est un pays presque exclusivement agricole qui n’a pas de représentation politique valable, dont les élites sont magyarisées et dont les frontières restent à définir. Cette position de départ très défavorisée contribue sans doute beaucoup à l’attitude paternaliste et condescendante des Tchèques vis-à-vis des Slovaques. Dans cette situation, l’autonomie souhaitée par une partie de la représentation slovaque semble impossible non seulement aux dirigeants tchèques, mais aussi à de nombreux hommes politiques d’origine slovaque. L’autonomie slovaque n’est pas envisagée non plus par les trois fondateurs de la Tchécoslovaquie. Pavel Kosatík évoque les divergences qui existaient entre ces trois individualités :
« Quand on voyait leurs trois portraits ensemble dans les manuels d’Histoire, on avait tendance à penser que ces trois fondateurs du nouvel Etat avaient œuvré en parfaite harmonie. Mais j’ai découvert plus tard que ce n’était pas le cas. Il s’avère que les relations entre ces trois protagonistes étaient extrêmement compliquées et notamment celles entre Štefánik et Beneš, mais aussi celles entre Štefánik et Masaryk. Si Štefánik n’était pas mort accidentellement, il ne serait pas devenu sans aucun doute un homme politique important de la nouvelle République. »
Le rêve impossible de Štefánik
Pavel Kosatík souligne dans son livre le rôle extrêmement important joué par Milan Rastislav Štefánik dans le processus de reconnaissance de la Tchécoslovaquie par les puissances occidentales. Fort de sa position de héros de la Première Guerre mondiale en France, Štefánik déploie tout son talent diplomatique et son charme personnel pour préparer le terrain pour mettre en œuvre la conception de Masaryk et le travail politique minutieux et infatigable de Beneš.
Cependant, malgré ses origines, Štefánik ne voit pas les Slovaques comme un peuple autonome et les considère tout simplement comme des Tchèques parlant slovaque. Il ne partage pas non plus les opinions républicaines de Masaryk et de Beneš et rêve d’une Tchécoslovaquie monarchique gouvernée par le grand-duc Michel Alexandrovitch Romanov, frère du tsar Nicolas II. Ainsi, lorsque Milan Rastislav Štefánik meurt en 1919 dans un accident d’avion, il épargne à Masaryk et Beneš la décision délicate sur sa future position dans la nouvelle République.
Les ambitions slovaques
Pavel Kosatík démontre que les opinions de ce militaire, astronome et diplomate cosmopolite n’étaient pas acceptables non plus pour une partie de ses compatriotes slovaques :
« Les Slovaques désiraient vivre dans un Etat avec les Tchèques et en même temps ils voulaient avoir le statut de nation. Ils répétaient toujours comme un mantra l’expression ‘d’égal à égal’. Dès 1918 ils rêvaient d’un Etat double, d’une fédération ou d’une confédération dans le cadre de laquelle le monde pourrait percevoir le peuple slovaque comme égal au peuple tchèque. »
Le prêtre Andrej Hlinka et son disciple Jozef Tiso
L’auteur évoque dans son ouvrage toute une pléiade d’hommes politiques slovaques et tchèques qui ont laissé une empreinte dans l’histoire slovaque du XXe siècle et dont les itinéraires illustrent la complexité extrême des relations tchéco-slovaques. Parmi ces personnalités, une place importante revient à Andrej Hlinka, prêtre catholique qui est dans l’entre-deux-guerres le leader du mouvement autonomiste slovaque. Bien qu’il soit parfois diabolisé, il ne peut être accusé de séparatisme. Mort en 1938, il n’est pas responsable de l’instauration sur le territoire slovaque d’un Etat clérical-fasciste après le démantèlement de la Tchécoslovaquie par Hitler en 1939. Par contre, son disciple et collaborateur Jozef Tiso qui devient président de cet Etat vassal, est sans doute un des personnages les plus ignobles de l’histoire de la Slovaquie. Il se rend coresponsable entre autres de l’extermination de près de 70 000 juifs slovaques.
Dans le camp opposé, c’est-à-dire parmi les partisans de la coexistence étroite des Tchèques et Slovaques, il faut nommer avant tout Milan Hodža, un des hommes politiques slovaques les plus remarquables dans l’entre-deux-guerres qui devient en 1935 premier ministre tchécoslovaque. Pavel Kosatík retrace l’évolution politique et la carrière brillante de ce collaborateur et rival du président Beneš et révèle aussi le rôle que ce politicien adroit a joué lors de la crise précédant la signature des accords de Munich en 1938.
Alexander Dubček face à Gustáv Husák
Après la Deuxième guerre mondiale et la restauration de la Tchécoslovaquie coupée de la Ruthénie subcarpathique, d’autres hommes politiques slovaques s’imposeront au niveau national. Dans les années 1950, c’est le communiste Viliam Široký, un apparatchik qui sera pendant dix ans chef de gouvernement. Plus tard, dans les années 1960, s’affrontent sur la scène politique Alexander Dubček, qui déclenche dans le parti communiste et dans le pays un processus de libéralisation politique et culturelle, et aussi Gustáv Husák qui mettra fin à ce mouvement, éliminera Dubček et, en tant que chef du parti communiste et plus tard président de la République, légitimera l’occupation soviétique de la Tchécoslovaquie.
La partition de la Tchécoslovaquie
Après la chute du régime communiste en 1989, le retour à la démocratie révèlera l’ampleur des antagonismes entre Tchèques et Slovaques qui se sont accumulés au cours du XXe siècle. Il s’avère que les deux parties ne sont pas suffisamment motivées pour surmonter ces divergences et elles décident de se séparer. C’est un divorce à l’amiable réalisé par les premiers ministres Václav Klaus et Vladimír Mečiar et qui n’est pas particulièrement souhaité par la majeure partie de la population. Pour beaucoup et aussi pour Pavel Kosatík, la partition de la Tchécoslovaquie en 1993 représente la fin du rêve tchécoslovaque et un échec cuisant des efforts de plusieurs générations de partisans de l’Etat commun :
« Je tiens beaucoup à ce que les choses soient nommées par leur nom des deux côtés. Il faut donc assumer la responsabilité tchèque dans la partition de la Tchécoslovaquie. Cet Etat est né avant tout de la volonté des Tchèques et les Slovaques s’y sont joints parce que nous avons réussi à les convaincre. Et nous, les Tchèques, nous en étions responsables. Et nous devrions analyser aujourd’hui ce que nous avons mal fait, et pourquoi cela a si mal fini. C’est ce que j’ai essayé de dire dans mon livre. »
Deux peuples frères qui n’arrivent pas à s’entendre
Il s’avère que ces deux peuples frères qui vivaient dans un Etat commun, ne se connaissaient pas assez. En faisant la sourde oreille aux tentatives slovaques de parvenir à l’autonomie, la partie tchèque n’a certes pas contribué à la compréhension mutuelle. Pavel Kosatík avoue lui-même avoir compris trop tard la volonté légitime d’émancipation du peuple slovaque. Il est regrettable que son livre et d’autres ouvrages semblables n’aient pas été écrits plus tôt. On pourrait se dire au moins que le manque d’empathie n’a pas été l’unique cause de la séparation des deux peuples qui aujourd’hui encore, trois décennies après leur divorce, entretiennent des relations privilégiées et se manifestent mutuellement beaucoup de sympathies. Le lecteur sent cette sympathie aussi dans Le Siècle slovaque de Pavel Kosatík :
« L’idée fondamentale de ce livre est que les Slovaques, à la différence des Tchèques, n’ont pas dilapidé le temps de ce siècle. Bien sûr, ils ont commis aussi beaucoup de graves erreurs dont la fondation de l’Etat slovaque en 1939 et puis les aberrations du régime communiste. En 1918, le peuple slovaque n’existait presque pas, et il aurait probablement disparu sans la fondation de la Tchécoslovaquie. Les Slovaques sont partis de zéro et pourtant en 1998, ils ont achevé le siècle beaucoup mieux que nous par un phénomène que j’appelle la catharsis démocratique. »
La deuxième tentative
La catharsis démocratique - c’est ainsi que Pavel Kosatík appelle la grande mobilisation des partis de l’opposition qui se sont réunis en 1998 pour renverser le régime autoritaire et clientéliste instauré en Slovaquie par le Premier ministre populiste Vladimír Mečiar dès 1993. Et Pavel Kosatík d’en conclure que la deuxième tentative de fonder une Slovaquie indépendante a réussi et que les Slovaques sont parvenus à donner à leur Etat un contenu démocratique.