« Shadow Country », un nouveau film sur l’expulsion des Allemands de Tchécoslovaquie
En mai 1945, quatorze habitants germanophones du petit village de Tušť, en Bohême du Sud, ont été assassinés par leurs voisins, dans le cadre des expulsions sauvages de la population allemande de Tchécoslovaquie. Loin d’être un incident isolé, ce massacre a inspiré le nouveau film du réalisateur renommé Bohdan Sláma, intitulé « Krajina ve stínu » (Shadow Country), sorti en salles tchèques cette semaine. Un long-métrage d’ores et déjà très remarqué sur un chapitre douloureux de l’histoire tchèque.
« Shadow Country » (en français Le paysage à l’ombre) est un drame historique qui n’a pas un seul personnage principal. C’est tout un village qui est le héros de cette histoire bouleversante, basée sur des faits réels. La petite commune dont il est question est située aux confins de la Bohême du Sud et de l’Autriche, non loin de la ville de Třeboň. En réalité, ce village qui fait aujourd’hui partie de la commune de Suchdol nad Lužnicí, s’appelait Tušť. Il est situé dans la région historique de Vitorazsko (nom qui vient du nom de la ville autrichienne de Weitra-Vitoraz en tchèque). Ce territoire qui appartenait au Royaume de Bohême jusqu’au XIIIe siècle a été en partie récupéré par l’Etat tchécoslovaque en 1920.
C’est dans cette région rurale, entourée de vastes zones forestières, une région hétérogène habitée par une population bilingue, obligée, par la force des choses, de se poser des questions sur son identité, que se passe le film « Shadow Country ». Il relate donc l’histoire d’une commune locale depuis la fin des années 1930 jusqu’au début des années 1950, une commune où cohabitent des Tchèques, des Autrichiens et des Juifs.
Après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie en 1938, certains habitants du village se déclarent, pour diverses raisons, de nationalité allemande. En 1945, au lendemain de la Libération, ils seront fusillés par leurs voisins, qui, en qualité de juges autoproclamés, prennent la justice entre leurs mains.
Au cœur de l’histoire se trouvent les Weber, une famille tchéco-autrichienne, dont le père fait partie des victimes, alors que la mère et les enfants sont expulsés du village, et ceci à deux reprises, en 1945 puis en 1952. Ivan Arsenjev explique les motifs qui l’ont poussé à écrire le scénario du film :
« Evidemment, ce qui m’a intéressé en premier lieu, c’était l’événement en soi, c’est-à-dire le massacre des habitants du village par leurs voisins, ainsi que le contexte historique de l’expulsion de la population allemande de Tchécoslovaquie après la guerre. C’est un sujet très fort, un événement qui reste dans l’esprit des Tchèques comme quelque chose d’irrésolu, et qui n’a pas encore fait l’objet d’une véritable réflexion historique. »
« C’est une histoire dramatique qui ne laisse personne indifférent. Pour un cinéaste, c’est un défi. Personnellement, je trouvais que le plus intéressant était de montrer combien cet événement historique était d’actualité aujourd’hui. Le comportement des personnages est atemporel. Il serait naïf de penser que de telles situations ne peuvent pas se reproduire. Des événements semblables se sont déroulés il y a quelques années de cela dans les Balkans par exemple. »
Les victimes trouvaient légitime de se venger
Le transfert spontané et violent des « Allemands tchécoslovaques », qui a commencé en mai 1945, a concerné au total un demi-million de personnes. Il a fait entre 15 000 et 30 000 victimes. L’historien Pavel Kosatík explique :
« De manière formelle, on était en situation de paix, l’Allemagne hitlérienne venait de capituler. Mais dans l’esprit des gens et dans leur cœur, c’est toujours plus compliqué. Ceux qui avaient souffert pendant la guerre pensaient avoir le droit de se venger. Celui qui possédait une arme pouvait facilement trouver une victime, même au hasard. Et les victimes les plus accessibles, c’étaient les Allemands. »
« Le film de Bohdan Sláma me fait penser à un autre long-métrage, très apprécié, Chronique morave du réalisateur Vojtěch Jasný. Dans ce film aussi, il y a un héros collectif – c’est tout le village. Dans les deux films, le comportement de ce héros collectif change mais cette évolution est plutôt négative. »
Les Tchèques et les Allemands dans les moments décisifs
Les personnages du film « Shadow Country », tourné en noir et blanc et sur pellicule de 35mm, sont ambigües : dans le tourbillon de la guerre et de l’après-guerre, les bourreaux se transforment en victimes et vice-versa. On écoute le réalisateur Bohdan Sláma :
« Dans les moments charnières, chaque personne a un comportement différent et c’est justement ce que nous avons voulu saisir dans le film. Il y a des gens qui affrontent le danger, qui y vont tout droit, d’autres se cachent derrière ou prennent la fuite. (…) Le tournage a été difficile pour tout le monde, car il fallait nous imaginer et filmer toutes les atrocités dont parle le film. Le plus difficile, pour moi, était peut-être le fait qu’il me fallait avoir du recul et en même temps de plonger complètement dans l’histoire. »
L’histoire de « Shadow Country » s’achève en 1952, lorsque Marie Weberová, dont le mari a été assassiné sept ans plus tôt en tant qu’Allemand et enterré dans une fosse commune, est expulsée pour la seconde fois de son village. Le scénariste Ivan Arsenjev explique pourquoi :
« C’est un fait peu connu, spécifique pour la région de Vitorazsko : la population d’origine allemande a été expulsée d’ici à deux reprises, au lendemain de la Libération et ensuite, pour la deuxième fois, entre 1949 et 1952. A l’époque, on les installait dans des maisons en ruines que personne ne voulait habiter, dans les régions centrales de la Tchécoslovaquie. Ils se sont retrouvés loin de leurs villages, où ils ne pouvaient plus se rendre, même pas à la Toussaint pour décorer les tombes de leurs proches. Ils étaient surveillés par la police secrète. C’est une réalité que peu de Tchèques connaissent et j’ai trouvé important d’en parler dans le film. »
Ferdinand Korbel, dont le père figurait parmi les victimes du massacre de Tušť, a assisté à la première du film à Prague. Il tient, lui aussi, à briser le silence qui entoure, aujourd’hui encore, le transfert massif et forcé des Allemands de l’ancienne Tchécoslovaquie :
« Je félicite toute l’équipe et tous les acteurs d’avoir porté à l’écran ce sujet, un sujet tabou pour moi comme pour les autres Tchèques. Je vous remercie au nom des anciens habitants de la région de Vitorazsko, éparpillés un peu partout en République tchèque et qui, sous l’ancien régime, ne pouvaient pas se rendre au pays de leurs ancêtres. »
Bohdan Sláma, 53 ans, est un des cinéastes tchèques les plus intéressants et les plus remarqués de sa génération. Ses films Something Like Happiness (Štěstí), Country Teacher (Venskovský učitel) ou Ice Mother (Bába z ledu) ont été diffusés en salles en France.