Les meilleurs poèmes tchèques de 2015
Depuis 2009 paraît chaque année aux éditions Host une anthologie dont les auteurs ont l’ambition de présenter aux lecteurs les meilleurs poèmes tchèques de l’année (Nejlepší české básně). Le choix des poèmes de ce recueil est confié chaque fois à un couple différent d’auteurs. Dernièrement, la maison d’édition Host a chargé le poète Petr Borkovec et l’éditeur Tomáš Gabriel de la rédaction du livre « Les meilleurs poèmes tchèques 2015 ».
Un juge inexorable
L’impulsion de cette initiative éditoriale vient d’Amérique. Déjà en 1988, le poète et critique américain David Lehman a eu l’idée de publier un recueil intitulé « The Best American Poetry » qui a eu un grand succès et suscité des projets semblables dans plusieurs pays, dont la République tchèque où cette anthologie périodique a été accueillie favorablement par les lecteurs et la critique. La poésie étant par son essence même un art profondément subjectif, les choix des éditeurs de ces recueils ne sont pas et ne peuvent pas être dictés par des critères trop concrets. Ils refusent donc de donner une illusion d’objectivité et proposent aux lecteurs leur propre vision tout à fait subjective et hautement individualisée de la poésie tchèque de l’année écoulée et aussi de la poésie en général. C’est au poète Petr Borkovec qu’a échu cette fois-ci le rôle d’arbitre dans ces choix difficiles. Il devait choisir parmi 120 poèmes anonymes qui lui ont été présentés par l’éditeur Tomáš Gabriel, et il s’est avéré être un juge inexorable :« J’ai d’abord lu à d’innombrables reprises pendant deux jours les poèmes choisis par Tomáš Gabriel et j’ai noté tout ce j’avais retenu pendant ces lectures répétées. Je n’ai retenu donc que des extraits des textes gravés dans ma mémoire. Ensuite j’ai comparé ces extraits avec les poèmes dont ils avaient été tirés pour voir si ces poésies sont remarquables aussi dans leur intégrité. Ainsi il ne m’est resté en tout que quatorze textes poétiques, donc un nombre encore inférieur à celui qui allait être finalement publié. »Ce choix sévère et trop restreint risquait cependant de réduire l’anthologie des meilleurs poèmes au niveau d’une mince plaquette. Pour étoffer le livre, Petr Borkovec a demandé à Tomáš Gabriel de lui indiquer encore dix poèmes qui lui manquaient le plus parmi les textes choisis. Tomáš Gabriel lui a envoyé donc en plus dix poèmes dont huit ont été ajoutés à la première série et le nombre d’œuvres retenues a finalement atteint vingt-deux.
Les goûts littéraires de l’arbitre
Est-ce suffisant ? Ces vingt-deux poèmes sont-ils suffisants pour permettre au lecteur de se faire une idée sur les sommets de la poésie tchèque en 2015 ? A ceux qui en doutent et pourraient mettre en cause cette méthode trop restrictive, l’éditeur Tomáš Gabriel répond :
« Dans les éditions précédentes, il y avait en général une cinquantaine de poèmes, parfois même une centaine, un poème de chaque auteur. Mais quand vous choisissez cinquante poèmes de cinquante auteurs, vous prenez leur défense et vous dites: 'Ces cinquante auteurs sont les meilleurs de l'année', qu'est-ce que ça dit de votre goût ? Presque rien parce que les poèmes sont trop nombreux et trop différents pour vous donner une idée de la raison pour laquelle ils ont été choisis. Mais quand vous n'avez qu'une vingtaine de poèmes, cela dit déjà quelque chose. Cela démontre quel est le rapport de l'arbitre vis-à-vis de la poésie, ce qu'il considère comme essentiel dans la poésie, quelle est la poésie qu'il vaut la peine d'écrire aujourd'hui. »L’éditeur Tomáš Gabriel et l’arbitre Petr Borkovec affirment cependant que le nombre très restreint d'œuvres finalement choisies n'est cependant pas le signe d'une mauvaise qualité de la production littéraire tchèque au cours de l'année 2015. Tomáš Gabriel constate même que beaucoup de bons textes, qui auraient été sélectionnés lors des éditions précédentes, ont été éliminés cette fois-ci. C’est, selon l’éditeur, le prix qu'il faut payer pour obtenir un choix de poèmes qui reflète la personnalité de l'arbitre. Bien qu’il se déclare satisfait de sa collaboration avec Petr Borkovec, il avoue aussi avoir été lui-même d’abord pris au dépourvu par la stricte méthode éliminatoire de son collègue :
« Dans la collaboration avec Petr, j'ai beaucoup apprécié le fait qu'il a absolument respecté mon choix, et moi, j'ai absolument respecté le sien. Il a adopté tous les textes de mon choix et n'y a ajouté rien d'autre. Il a donc pris mon choix au sérieux. Et puis il a choisi à son tour quatorze poèmes et nous a mis devant le fait accompli. J'en ai été tout abord effrayé et ensuite je me suis mis à réfléchir et j'ai réalisé que cela n'était pas dépourvu de sens. Que pourrions-nous faire d'autre pour illustrer les goûts littéraires de Petr et démontrer quel genre d'arbitre il était ? »
Tentative de plonger sous les apparences
Quelle est l’impression générale qui se dégage de ce livre ? Les poètes Pavel Zajíc, Martin Kyšperský, Tomáš Tichý, Jaromír Typlt, Václav Vomáčka et autres cherchent à saisir dans leurs poésies les aspects subtils de l’existence, à arrêter pour un instant le cours de la vie qui ne s’arrête pourtant jamais et n’en finit pas de nous échapper. C’est une poésie qui ne se veut pas soignée, ciselée et polie, une poésie souvent crue et hirsute, parfois provocatrice et absurde. Elle n’est pas musicale dans le sens classique du mot, son rythme est souvent insaisissable et elle manque complètement de rimes. C’est la poésie du début du XXIe siècle, qui n’est pas un festin de sensations et d’élans lyriques mais plutôt une interrogation répétée, une recherche subtile et obstinée, une tentative de plonger sous les apparences.
On peut se demander lequel de cette vingtaine de poèmes est le meilleur, quelle œuvre pourrait être proclamée poème de l’année. Tomáš Gabriel refuse cependant de trancher. Il constate qu’il est facile de qualifier un poème quand il est mauvais, mais que ce genre de poésies ne figure pas dans le recueil. Par contre, selon Tomáš Gabriel, les bons poèmes sont bien différents les uns des autres, chacun a sa spécificité et échappe à la classification. Il est donc impossible de comparer et de classifier les bons poèmes pour dire lequel est le meilleur.
Un livre invitant au débat sur la poésie
Petr Borkovec rappelle que l’anthologie 2015 a une spécificité qui la distingue des recueils précédant. Cette fois-ci, les poètes y ont tous ajouté un petit commentaire sur leurs poésies:
« J’ai demandé aux auteurs sélectionnés de révéler les circonstances de la création de leurs poèmes, de nous proposer une interprétation de leurs œuvres. J’ai oublié cependant de leur demander aussi d’y ajouter encore quelques notes sur leur travail littéraire, sur leur façon d’explorer la poésie en profondeur. Cela n’est pas d’ailleurs mon idée. Nous nous sommes inspirés dans l’anthologie des poésies américaines qui nous sert d’exemple et présente aussi ce genre d’interprétation. La réaction des auteurs tchèques à ma demande a été favorable. A part quelques courriels explicatifs que j’ai échangés avec plusieurs auteurs, ils ont tous écrit ces petits commentaires et y ont même pris goût. »Dans ces notes explicatives, certains auteurs évoquent seulement la situation concrète dans laquelle leur poème est né, d’autres révèlent leurs inspirations plus profondes et d’autres encore font des réflexions plus générales sur la poésie. Petr Borkovec a été surpris par l’excellente qualité littéraire de ces textes « de circonstance ». Une de ces notes lui a même révélé l’aspect homo-érotique d’un poème dont il ne s’était pas aperçu auparavant. Mais ce qui a été peut être encore plus important, c’est qu’en lisant ces petits commentaires, il s’est rendu compte de quel pourrait être un des objectifs de ce livre et de quel rôle cet ouvrage pourrait jouer dans la vulgarisation de la poésie :
« Je pense, et de façon très sérieuse, que ce livre est destiné aux professeurs de lycée. Le livre qui comprend ces auto-interprétations peut devenir une bonne impulsion pour un débat avec les étudiants sur la poésie contemporaine. Evidemment, ce n’est qu’une des clés, un des points de vue sur ce livre, c’est clair, mais un point de vue d’auteur. Il me semble tout simplement que le livre pourrait provoquer un débat fructueux quelque part en classe. »