Les trésors enfouis de la poésie populaire

Suzanne Renaud

"Telles je les ai aimées, telles je les ai cueillies », dit Suzanne Renaud, dans la préface d'un recueil de ses traductions de chansons populaires tchèques et moraves intitulé Romarin ou Annette et Jean. "S'il leur manque le chant qui les accompagnait comme leur ombre, comme le vent ou le bourdonnement de l'abeille, ajoute-t-elle, peut-être n'ont elles pas trop perdu rythme et couleur au souffle de la langue étrangère. Je les ai placées au bord de la fenêtre, dans une cruche pleine d'eau bien fraîche et les voici maintenant qui se réveillent, face à l'horizon familier." Plusieurs tentatives de publier ce recueil ont été faites encore pendant la vie de Suzanne Renaud par l'écrivain Henry Pourrat. Ce n'est qu'en 1992, et puis en 2002, grâce au cercle des amis de Suzanne Reynaud et de Bohuslav Reynek, que ce livre a vu le jour. Il est sorti victorieux de l'épreuve du temps et nous le retrouvons aujourd'hui aussi frais qu'au moment de sa création.

La poétesse française Suzanne Renaud a lié son destin avec celui du poète, traducteur et graveur Bohuslav Reynek. Pour lui, elle quitte la France et Grenoble et accepte de vivre dans une ferme du plateau tchéco-morave, loin des grandes agglomérations. Elle vit au milieu de ce paysage austère de 1936 jusqu'à sa mort en 1964. Elle y passe les années sombres de l'occupation allemande, la courte période d'espoir après la libération puis la rechute dans l'arbitraire stalinien. Ces épreuves font tarir les sources de sa propre poésie. De 1943 à 1953, elle est comme brisée et ne peut plus écrire. Elle se tourne cependant vers la simplicité et la fraîcheur des chansons populaires tchèques et se met à les traduire avec beaucoup d'humilité mais aussi avec une maîtrise tout à fait particulière. " Qu'on ne s'y trompe pas, pourtant », dira, beaucoup plus tard, sur cette démarche, Annette Pourrat. « Il ne s'agit pas d'une démarche frileuse ou d'une fuite vers le passé. Ce serait plutôt le contraire: dans un monde en folie, contre le désespoir et l'horreur voulue, il faut y voir un acte de résistance, un appel à l'âme de ce peuple qui s'exhale de cette poésie séculaire comme le parfum du serpolet pour les enfants de la légende."


Dans la verte clairière

Paît le troupeau des cerfs;

le chasseur les surveille

Dans son bel habit vert.

"Attends un peu, ma chère!

Je te tuerai un cerf

Afin que tu sois fière

De l'uniforme vert."

Dans le recueil de Suzanne Renaud, on trouve non seulement cette chanson qui est une des plus connues, mais aussi beaucoup de celles qui sont aujourd'hui pratiquement oubliées et qui peuvent surprendre même les amateurs du folklore tchèque. La chanson jouait un rôle essentiel dans la vie et dans la culture des Tchèques. Les grands poètes et compositeurs tchèques des XIXème et XXème siècles puisaient leur inspiration dans les trésors inépuisables de la chanson populaire. La traductrice, elle, puise dans les textes réunis au XIXème siècle par le poète et archiviste Karel Jaromir Erben, mais aussi dans des recueils de poésies moraves publiés à la même époque par le prêtre Frantisek Susil et dans d'autres sources. Elle est sensible au parfum mélancolique de cette poésie qui correspond sans doute à sa propre mélancolie. C'est ainsi qu'elle caractérise ces chansons dans la préface de son livre: "Leur thème est simple, c'est tout ce qu'il faut chanter parce que c'est indicible: la joie d'amour toujours précaire, l'infidélité, l'abandon, la tombe où l'on enfouit des semences chères, l'orphelin de cinq ans trop frêle pour sa douleur (...), la délaissée au bord du chemin rempli d'herbe haute, les adieux balbutiés du jeune soldat à ses parents muets d'angoisse." Néanmoins, la poétesse ne néglige pas non plus l'autre face des chansons tchèques et moraves. "Mais pas plus que le pays que ces chansons reflètent, elles ne sont pas toujours mélancoliques, dit-elle. On y trouve aussi la couleur, l'allégresse, la malice, le fantastique mêlant aux croyances chrétiennes d'étranges réminiscences, un éclair de cruauté, parfois un cri sauvage ..."


Parmi plus de quatre-vingts poèmes populaires réunis par Suzanne Renaud, il y a aussi la chanson intitulée « La poursuite amoureuse ». C'est un dialogue passionné entre un jeune homme et une jeune fille. L'homme cherche à convaincre la belle qu'elle doit se donner à lui, elle ne se laisse pas faire et le repousse d'une façon aussi ferme que poétique. Aujourd'hui, cette chanson est plus populaire que jamais, on la trouve sur un disque enregistré par l'écrivain Ludvik Vaculik converti, pour l'occasion, en chanteur d'airs folkloriques, on l'entend aussi à la radio dans l'interprétation de l'ensemble Cechomor,...

- Tu ne m'auras pas

Que tu chantes ou pleures

Je garde mon coeur

Tu ne m'auras pas,

Pas même une heure.

- Je t'aurai, par Dieu

Pour moi tu dois vivre

Jusqu'au fond des mers

Je veux te poursuivre,

Le jour et la nuit

Toujours, en tout lieu

Tant que mon cheval

En perdra les yeux.

- Je me ferais donc

l'écureuil malin

Et du chêne au pin

Je t'échapperai.

- Non. Mon petit chien

Connaît la forêt

Et tous ses secrets:

Tu t'es faite en vain

l'écureuil malin.

- Alors je serai

le corbeau qui crie

Je me sauverai

Jusqu'en la Hongrie.

- Ou, sur la forêt

Le canard sauvage

Je m'envolerai

Au fond des nuages.

En traduisant des ballades et des poèmes populaires, Suzanne Renaud se heurte à de nombreuses difficultés. Les grandes différences qui existent entre les deux langues ne lui facilitent pas sa tâche. "La langue tchèque, écrit-elle, langue à déclinaisons où les accents modifient le son des mots et la longueur des voyelles, est une langue riche, touffue, pourtant concise, très propre à la poésie, mais très loin de notre langue analytique." Pourtant Suzanne Renaud ne se laisse pas décourager. Sensible à la beauté et à la force de cette poésie, elle est consciente aussi de l'importance de la chanson populaire pour la culture tchèque. Henri Pourrat ne se trompe pas lors qu'il écrit à propos de ses traductions: "Elles ont le tour brusque, le nerf, les couleurs tranchées des chansons populaires. Elles sont poésie et on croît sentir qu'elles sont fidèles."


Le recueil Romarin ou Anette et Jean est paru en 2002, aux éditions Romarin, Les amis de Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek.