« Lettres à Věra », témoignage sur une passion qui n’a pas abouti
« Je dois vous voir. Si vous ne venez pas, ce sera terrible, je ne saurai quoi faire », écrit Karel Čapek au début des années 1920 à Věra Hrůzová. Les lettres adressées par un des plus grands écrivains tchèques à cette jeune fille qui lui a fait tourner la tête, seront recueillies beaucoup plus tard dans un livre. Ce témoignage sur une passion aussi violente que compliquée paraît ces jours-ci en français aux éditions Cambourakis sous le titre de « Lettres à Věra ». Au micro de Radio Prague, le traducteur Martin Daneš présente ce livre, ainsi que Karel Čapek et sa muse Věra :
Qui était Věra Hrůzová ? Quel rôle a-t-elle joué dans la vie de Karel Čapek ?
« Věra Hrůzová a été l’amour secret de Karel Čapek. Ils se sont connus dans un salon littéraire à Prague en 1920 ou 1921 avant d’entretenir une relation et d’échanger des lettres. Karel Čapek a adressé à Věra une petite centaine de lettres qui ont été publiées beaucoup plus tard dans un livre. Cette correspondance retrace donc la relation entre le célèbre écrivain et Věra Hrůzová, mais on trouve aussi dans les lettres de Čapek ses réflexions sur la création et sur les livres qu’il est en train d’écrire. »
Que nous apprennent ces lettres sur leur auteur et sur sa vie sentimentale ?
« Je commencerai par sa vie sentimentale, qui était malheureuse. Cette relation s’est soldée par un échec. Malgré l’intensité de la passion qui ressort des lettres de Karel Čapek, elle a été de courte durée. Il y a probablement eu une incompatibilité d’humeur entre un écrivain qui passait son temps à écrire et une jeune fille qui ne demandait qu’à vivre et à profiter de la vie. Ce n’était pas très compatible. »
Ces lettres couvrent cependant une assez longue période, entre 1920 et 1931…
« Vous avez raison, la correspondance s’arrête en 1931, elle recouvre donc une période assez longue, mais une grande majorité des lettres a été écrite entre 1921 et 1923, soit la période durant laquelle la relation entre Karel et Věra a été la plus intensive. Plus tard, dans la seconde moitié des années 1920, leurs lettres se raréfient et deviennent un peu plus formelles. »
Le recueil contient-il l’ensemble des lettres adressées par Karel Čapek à Věra Hrůzová ? Cette correspondance n’a-t-elle pas été censurée dans une certaine mesure par la destinatrice ?
« Cela prête à discussion, on n’en sait rien. Néanmoins, les lettres sont présentées telles quelles et il y a même des originaux. Je pense que la censure ne concerne pas les lettres qui sont connues. Par contre, il est possible que certaines lettres manquent, Věra Hrůzová ayant, paraît-il, brulé quelques-unes d’entre elles devant ses enfants. Ceux-ci, comme les petits-enfants, pensent qu’il s’agissait des lettres les plus délicates et peut-être aussi un peu érotiques. »
En septembre 1923, Karel Čapek a écrit une lettre passionnée à Věra dans laquelle il insère un passage en français réagissant au fait que Věra prépare sa lingerie de mariage. Je cite : « … votre linge endiablé, le voile impudique qu’une nuit un autre déchirera, ah, c’est trop pour moi ; et vous, insensée, vous me parlez de ce qui n’est plus pour moi qu’un rêve furieux et impossible, je vous hais. » Dans quelles circonstances a-t-il écrit cette lettre ?
« Ce passage est très beau. Il a été écrit lorsque Čapek a appris la nouvelle des fiançailles de Věra avec un autre homme. Il était donc très déçu, malheureux même, et pendant un certain temps il a d’ailleurs manifesté une certaine réserve vis-à-vis de Věra. C’est à ce moment-là que sa douleur a éclaté et il a donc écrit ce passage en français, à l’issue duquel il a encore ajouté un petit paragraphe dans lequel il explique : ‘Voilà, je vous écris ça en français parce qu’en tchèque je l’aurais écrit beaucoup plus vulgairement.’ »
Dans ces lettres figurent de nombreux passages sur le travail littéraire, parce que Karel Čapek les a écrites à une période où il créait quelques-unes de ses œuvres majeures. Que révèle-t-il dans ces lettres sur ses inspirations et sur sa méthode littéraire ?
« Là, il faut parler de Krakatit, un roman dans lequel il s’est inspiré directement de Věra Hrůzová pour créer un personnage. Věra lui a servi de modèle pour la princesse du roman, la princesse Wille. En rédigeant les passages où la princesse Wille joue un rôle important, il consulte Věra. Il lui fait lire les brouillons de ces chapitres et lui demande son avis. Il veut que Věra les commente et lui-même commente le comportement de son personnage en faisant comprendre plus ou moins ouvertement qu’il s’agit d’elle, que c’est Věra Hrůzová. »
Le style de ces lettres est souvent très décontracté, tantôt intimiste, tantôt jovial, plein d’humour, de néologismes et de mots rares. Leur traduction en français a-t-elle été compliquée ? Quels sont les principaux obstacles auxquels vous avez été confronté ?
« Cela a été difficile parce que c’est ‘du Čapek’. Même si ce sont des lettres, cela n’en reste pas moins de la littérature. En même temps, cela a été un travail joyeux, car c’était une véritable joie de pouvoir traduire Karel Čapek en français. J’étais content, j’étais même fier, je dois l’avouer, de pouvoir faire ce travail très enrichissant pour moi. Ce qui a été difficile a peut-être été de trouver une version finale qui soit satisfaisante pour moi, une version qui sonne bien en français tout en restant ‘Čapek’. C’était les deux objectifs que je m’étais fixé et j’espère les avoir remplis. »
Dans cette correspondance manque le nom d’une femme qui a joué un rôle très important dans la vie de Karel Čapek et qui est devenue sa femme : Olga Scheinpflugová. Peut-on dire que Karel Čapek a hésité entre Věra et Olga ?
« Oui, cela a bien était le cas, parce que Karel a connu Věra Hrůzová et Olga Scheinpflugová pratiquement à la même époque et il a donc été probablement déchiré entre ces deux femmes. On ne connait pas très bien le détail, on ne sait pas comment cela s’est passé. Il est probable que, au début des années 1920, lorsqu’il écrivait ses lettres d’amour à Věra et entretenait, on peut le dire, une relation avec elle, il a interrompu sa liaison avec Olga avant de la reprendre lorsque Věra lui a annoncé ses fiançailles. On peut donc dire, ne serait-ce que du point de vue de Věra, que c’est elle qui était la première. Věra était l’élue du cœur de Karel Čapek. »
Pourquoi les lecteurs français devraient-ils s’intéresser aux lettres de Karel Čapek à Věra Hrůzová ?
« D’abord parce que c’est un très beau texte. C’est du pur Čapek. Même si ce n’est pas une œuvre littéraire, cela reste de la littérature. C’est un beau texte, bien écrit et ceux qui s’intéressent au personnage de Karel Čapek apprendront aussi beaucoup de choses sur sa vie, sur les questions qu’il se posait et sur ses sentiments. Et je pense que Karel Čapek en tant qu’homme amoureux, avec un certain érotisme, c’est quelque chose d’exceptionnel. »