L’histoire des homosexuels tchécoslovaques (2ème partie)

Seconde partie aujourd’hui de notre entretien avec Jan Seidl, qui s’apprête à publier le résultat de ses recherches sur l’histoire des homosexuels en Tchécoslovaquie. C’est la première étude réalisée sur le sujet.

C’est sous le communisme, nous l’avions vu il y a deux semaines, que, paradoxalement, l’homosexualité fut dépénalisée. Pour Jan Seidl, c’est la couleur politique dominante sous la première République tchécoslovaque (1918-1938), qui a empêché de franchir plus tôt ce pas. Rappelons que sous la première République, l’article 129 du code pénal punissait officiellement l’homosexualité de peines de prisons (en fait rarement appliquées) :

« Les partis de gauche n’étaient pas encore (sous la première République, ndlr) aussi influents qu’après la guerre (en 1945). Lorsqu’on regarde les processus de libéralisation des conditions légales pour les homosexuels, partout en Europe, c’étaient surtout des partis de gauche qui étaient favorables à cette libéralisation. Sous la première République tchécoslovaque, seul le parti social-démocrate admettait qu’un jour, cela puisse devenir un sujet de discussion mais que, vu les conditions politiques, ce n’était pas encore le cas. »

« Sous la première République, il y avait également eu un mouvement pour la dépénalisation de l’avortement qui était beaucoup plus fort que ce mouvement homosexuel. Il comptait beaucoup plus de défenseurs. Et il a également échoué. La dépénalisation de l’avortement n’est intervenue qu’en 1957, donc sous le régime communiste. »

Mais si c’est bien le régime communiste qui dépénalisa le premier l’homosexualité, il ne faut pas oublier qu’une discrimination existait toujours dans la loi :

« La décriminalisation de l’homosexualité en 1961 a quand même conservé une différence de traitement avec les hétérosexuels. En effet, la limite légale pour des relations sexuelles était de 15 ans pour les hétérosexuels et de 18 ans pour les homosexuels. Vers la fin des années 1980, le nivellement de cet âge limite constituait la principale revendication de ce mouvement homosexuel naissant. »

Pour le chercheur en histoire, le sujet des homosexuels comporte des difficultés bien spécifiques, des obstacles inhérents à ces zones d’ombre. Car nous sommes d’abord dans la sphère des représentations. Ainsi connaître le nombre d’homosexuels sous la première République par exemple s’avère presque impossible. De même, l’opinion publique est particulièrement ardue à cerner.

« Les seules informations que j’ai pu trouver sur l’opinion publique sont celles que les homosexuels eux-mêmes ont repris dans leurs revues. Ces informations étaient donc un peu filtrées par le fait que les éditeurs homosexuels de la revue les avaient choisies pour les y intégrer. Alors, bien sûr, il y a des témoignages sur des attitudes très libérales. Ce qui ressort clairement de ces sources, c’est que la question de l’homosexualité n’était pas du tout aussi présente qu’aujourd’hui dans le débat public. En outre, ce petit mouvement homosexuel des années 1930 n’avait pas les moyens de faire diffuser ses revendications dans l’espace public. Ils ne disposaient que d’une revue tirée à environ 400 exemplaires. Une très grande partie du public ignorait l’existence même de cette association et de ses revendications.»

« En fait, beaucoup ne se déclaraient pas homosexuels, à la différence d’aujourd’hui, où la plupart d’entre eux le feraient. A notre époque, en effet, chacun dispose des sources d’informations adéquates et celui qui a des doutes sur sa sexualité peut les consulter. Je pense qu’à l’époque (1918-1938), de nombreuses personnes éprouvant des sentiments émotionnels vis-à-vis de gens du même sexe ne se rendaient même pas compte que l’homosexualité pouvait s’appliquer à eux. »

C’est en fait du côté de la police que Jan Seidl a pu reconstituer une image plus complète de la situation des homosexuels sous la première République tchécoslovaque.

« Il y a un autre type de sources historiques qui peut nous dévoiler le quotidien ou la vie passée de ces personnes. Ce sont les comptes-rendus des interrogatoires de la police. Les homosexuels arrêtés par la police étaient en effet interrogés sur leurs relations sexuelles. La police leur demandait de décrire leur biographie jusqu’au jour de l’arrestation. La police les forçait à évoquer non seulement leurs rapports sexuels mais aussi leurs sentiments : depuis quand sentez-vous que vous êtes homosexuel ? Quand ce sentiment vous est-il arrivé pour la première fois ? Enregistrées et conservées aujourd’hui dans les archives, ces réponses aux questions posées par la police représentent une source précieuse pour l’étude du quotidien des homosexuels et sur leurs façons de formuler leur identité. »

Les secousses des années 1960, décennie de libéralisation et des années 1970, ou du moins de l’année 1977, ont-elles également touchés les homosexuels en tant que tels ? Existait-il une forme d’opposition ou tout du moins de provocation face au puritanisme officiel ?

« Pas de façon organisée. Au niveau individuel en revanche, je crois que certaines personnes osaient s’afficher. Mais il s’agissait de gens n’ayant pas un statut social trop élevé et donc pas trop à perdre. Les homosexuels qui insistaient sur leur liberté de vivre selon leur choix devaient sacrifier leur statut social. »

« C’est seulement vers la fin du régime communiste que les homosexuels eux-mêmes ont commencé à s’organiser. A partir de 1988, la perestroïka avait déjà été transplantée d’URSS en Tchécoslovaquie. Les autorités durent déclarer qu’on allait démocratiser un peu la société. Les homosexuels ont saisi cette occasion pour s’organiser un peu plus. A cette époque, la question du sida commencait à devenir urgente même en Tchécoslovaquie. »

Aujourd’hui, la question de l’homosexualité s’est presque banalisée en France ou aux Etats-Unis, malgré des courants conservateurs plus ou moins importants selon les pays. Vingt ans après la chute du communisme, la République tchèque semble s’être mise au diapason :

« Je ne crois pas que ce soit un sujet tabou, au contraire. Je crois que le sujet de l’homosexualité, de la vie des gays et des lesbiennes, les problèmes qu’ils rencontrent font aujourd’hui partie intégrante du débat public. Il n’y a pas (en République tchèque, ndlr) de force qui essaie d’empêcher les gays et les lesbiennes d’avoir accès à l’espace public pour présenter leurs exigences. Il reste quelques éléments que la communauté homosexuelle voudrait voir améliorer. Mais le cadre légal, aujourd’hui, en général, ne pose pas d’obstacle sérieux lorsque deux homosexuels veulent vivre ensemble et veulent officialiser leur relation. ».

A paraître bientôt, un ouvrage reprenant les recherches de Jan Seidl et d’un collectif d’historiens constitue une grande première dans ce domaine : « Cet ouvrage représente l’ensemble le plus complet comportant les résultats de recherches sur l’homosexualité du point de vue des sciences sociales. Une monographie assez volumineuse a été publiée en 2000, qui s’appelle Gay Historia. Elle a l’ambition de couvrir l’histoire de l’homosexualité depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours et dans le monde entier. C’est un ouvrage très général, les pays tchèques y ont une place assez limitée, et surtout il s’agit d’un livre de vulgarisation sur le sujet et non d’un ouvrage académique. »

Le livre de collectif de Jan Seidl est quant à lui fraîchement émoulu du cadre universitaire et constitue un apport sans précédent. Il sera publié en tchèque, avec quelques résumés en anglais toutefois.