Lucie Koryntová : « Traduire Philippe Jaccottet c’était comme se promener avec lui dans son paysage »
Les opinions sur le rôle et la mission du poète changent avec le temps. Au XIXe siècle Victor Hugo était capable de mobiliser les foules et était considéré comme un héros national. Aujourd’hui la présence de la poésie dans la vie des gens est beaucoup plus discrète et chaque auteur doit redéfinir pour lui sa mission poétique. Le poète Philippe Jaccottet a défini sa mission en ces termes : « Le poète n’est plus le Soleil, ni un fils du Soleil mais ‘un anonyme’ dont la tâche est de peindre le monde si merveilleusement que son oeuvre serait â même de détourner l’homme de sa peur de la mort. » Philippe Jaccottet est connu également en République tchèque. Son recueil « Pensées sous les nuages » traduit en tchèque par Jiří Pelán et Jiří Pechar est sorti en 1997 aux éditions Torst et en 2012 la maison d’éditions Akropolis a publié un livre réunissant deux recueils de ses proses poétiques, « Cahier de verdure » et « Après beaucoup d’années ». Ces textes qui peuvent être considérés comme des poèmes en prose ont été traduits par Lucie Koryntová. La jeune traductrice a répondu à quelques questions de Radio Prague :
« Philippe Jaccottet est un poète. On le dit Français mais il est né en Suisse. Après des études à Lausanne, il a vécu dans les années 1940 à Paris. Finalement il s’est établi dans le Sud de la France, à Grignan, village situé entre la Provence et les Alpes. C’est là où il s’est installé et s’est mis à écrire de la poésie. C’est un poète qui a beaucoup influencé la poésie française et aussi la perception de cette poésie. En 2003 il a reçu le prix Goncourt de la Poésie. »
Pourquoi avez-vous décidé de traduire justement les oeuvres de ce poète ?
« Philippe Jaccottet est proche de mon naturel et de mon esprit parce qu’il écrit sur la nature, sur l’harmonie éprouvée au sein de la nature. Il est l’auteur des poésies qui sont déjà connues en langue tchèque grâce à la traduction de Jiří Pechar et Jiří Pelán. Moi j’ai décidé de traduire les proses poétiques que Philippe Jaccottet écrit parallèlement avec ses poésies depuis les années 1950. Il s’agit de deux recueils ‘Cahier de verdure’ et ‘Après beaucoup d’années’ que j’ai traduits et publiés aux éditions Akropolis en décembre 2012. »
Quels sont les sujets de ces poèmes en prose ?
« Dans ses poèmes en prose, Philippe Jaccottet parle de la nature, bien sûr. C’est son sujet favori. Il explore une émotion, la joie qu’il éprouve au sein de la nature. Il y éprouve des moments qu’on pourrait qualifier de moments de la transcendance au contact de la terre. Il est spirituel mais il n’est pas chrétien. C’est une spiritualité naturelle. Ce sont les moments vécus ici et maintenant où tout s’unit, tout est unicité en harmonie. Pourquoi j’ai choisi de traduire les proses poétiques ? C’est parce que les poèmes ont déjà été traduits par Jiří Pelán et Jiří Pechar et aussi parce que ces proses poétiques sont très précieuses. En les écrivant Philippe Jaccottet a écrit aussi sur l’écriture, il nous dévoile sa poétique. Il dévoile ce que c’est qu’écrire pour le poète. Il nous fait découvrir sa pensée vivante, le cheminement vers la forme finale du poème. »Un des traits fondamentaux de la poésie de Philippe Jaccottet est son extrême discrétion. On cite parfois sa propre formule : « L’effacement soit ma forme de resplendir ». Comment traduire dans une autre langue la poésie d’une telle finesse, ou rien n’est inutile, ou chaque détail joue un rôle considérable ? Est-ce particulièrement difficile ?
« Oui et non. Ce n’était pas difficile parce que Philippe Jaccottet résonne avec mon esprit. Donc, c’était un plaisir de le traduire. C’était comme se promener avec lui dans son paysage. D’autre part c’était difficile parce que sa phrase est extrêmement longue et subtile. Je dirais qu’elle est comme un torrent de montagne. Donc c’est un ruisseau qui court et qui saute. Tout est embrouillé dans cette course folle mais l’eau ne sort pas de son lit. Il était difficile de traduire cet apparent désordre qui tient cependant toujours la forme. »
« La plus haute ambition du traducteur ne serait-elle pas la disparition totale », demande Jaccottet dans une lettre. Aimeriez-vous disparaître complètement en tant que traductrice derrière le personnage de l’auteur ?
« Non parce que je pense que ce n’est pas possible. »
Quel est donc votre apport personnel à cette traduction, à cette poésie ?
« Moi, quand je traduis, je traduis naturellement. C’est seulement quand j’ai comparé les traductions de Jiří Pelán et de Jiří Pechar avec les miennes que je me suis rendue compte combien nos langues sont différentes. Je sais que Jiří Pelán et de Jiří Pechar traduisent naturellement d’une façon qu’ils considèrent comme la meilleure et pour eux c’est vraiment ‘disparaître’. Pour moi c’est une utopie. Et en ce qui concerne mon apport à cette poésie, j’ai voulu la traduire avec la justesse, avec l’amour de la nature et j’espère l’avoir fait bien. »Vous n’avez donc trouvé aucune inspiration chez vos prédécesseurs, dans la méthode de Jiří Pelán et de Jiří Pechar, ou il y a quand même quelque chose que vous avez appris dans leurs traductions ?
« En traduisant, j’ai collaboré avec Jiří Pelán. Il a été la première personne à lire, à faire la rédaction critique de mes textes et à commenter mon travail. Je lui en suis très reconnaissante parce qu’il est le genre de traducteur poète. En quoi je me suis inspirée de Jiří Pelán ? C’était cette approche très sensible de la poésie, la façon de vivre les sensations avec le poète, de laisser vibrer et résonner en vous-même la chaleur, la verdure, le chant des oiseaux … »
Avez-vous eu l’occasion de nouer des contacts avec l’auteur lui-même pendant la traduction ?
« Pas tellement. Je n’ai pas consulté la traduction avec lui. Mais à la fin je suis entrée en contact avec lui et avec Florian Rodari qui s’occupe de la succession du peintre Gérard de Palézieux qui était ami de Philippe Jaccottet. Gérard de Palézieux a vécu pendant un certain temps à Grignan comme Philippe Jaccottet donc il devait forcément regarder les mêmes choses. Je suis donc entrée en contact avec Florian Rodari et lui ai demandé de nous permettre de reproduire plusieurs tableaux de Gérard de Palézieux comme illustrations dans notre livre publié aux éditions Akropolis. Nous avons dans le livre trois images qui sont très jolies et accompagnent très bien le texte. »
L’oeuvre de Philippe Jaccottet est très vaste. Aimeriez-vous traduire et présenter aux lecteurs tchèques encore d’autres textes de ce poète ?
« Bien sûr. Il n’y a pas longtemps, Philippe Jaccottet lui-même m’a envoyé un livre intitulé « Cristal et fumée » et j’en suis tombée tout de suite amoureuse. Il s’agit encore de proses poétiques mais cette fois-ci ce sont plutôt ses journaux de voyage, ses souvenirs, les sensations qu’il avait éprouvées lors de ses voyages en Espagne, en Egypte et en Grèce. Ce sont les textes formidables que j’aimerais un jour traduire. »Le poète vous a laissé entendre qu’il aimerait que ce livre soit traduit en tchèque ?
« Je ne sais pas, peut-être. S’il l’avait fait de cette manière, il a réussi. »
La maison Akropolis pourrait-elle publier aussi ce livre-là ?
« Mon éditeur Filip Tomáš n’en sait rien encore. Peut-être, on verra. »
Vous allez le lui proposer, je suppose…
« Peut-être un jour. »