Jaromír Typlt : « La poésie est une forme de don souvent porteuse d’une certaine malédiction »
Poète pour qui la vague de liberté apportée par 1989 « est arrivée à point nommé », Jaromír Typlt aime explorer la frontière floue entre rêve et réalité. Touche-à-tout accordant autant d’importance à la forme qu’au fond, il a également recours à la musique pour exprimer son regard tout sauf manichéen sur des situations du quotidien.
Au micro de Radio Prague International, il évoque deux années de vie à Paris et la perception de la poésie tchèque en France, mais également ce qu’il a entrepris pour soutenir ceux qui sont opposés à la guerre en Ukraine. Rencontre autour d’une tasse de thé, dans une oasis où il a ses habitudes.
Jaromír Typlt, bonjour ! Vous êtes auteur de prose, de poésie, d’essais et de réflexions personnelles, mais aussi photographe et commissaire d’expositions… Et en 1994, vous avez obtenu le prix Jiří Orten – qui récompense chaque année un jeune auteur tchèque de moins de 30 ans – pour votre œuvre « Ztracené peklo ».
Vous faites souvent référence à votre ville natale, Nová Paka. En quoi est-elle importante pour vous ?
« Nová Paka, c’est la ville natale de nombreux artistes tchèques, des plasticiens, des écrivains… C’est aussi une ville connue pour le mouvement spirite : autour de l’année 1900, il y avait une revue qui y était consacrée, une maison d’édition… On peut donc dire que c’est une région assez mystérieuse. »
Quels sont les thèmes que vous aimez aborder dans vos textes ?
« Ce qui m’intéresse, ce sont les situations qui ne sont pas claires. Celles dans lesquelles les frontières entre l’imagination, la réalité et le rêve ne sont plus distinguables. Les changements d’état de la conscience, disons. »
En 2009, vous aviez écrit que la poésie est une maladie. Est-ce une maladie grave ?
« Attention, jeune poète ! Les choses ne vont pas être faciles. »
« Oui, disons que c’est une forme de don bien souvent porteuse d’une certaine malédiction. Ce n’est pas par hasard que l’on parle des « poètes maudits ». Ecrire de la poésie, c’est poser des questions assez profondes, et cela peut même s’avérer destructeur. C’est en tout cas un travail très difficile, et pourtant personne ne le considère comme un véritable travail, personne ne vous paie pour des poèmes, ça serait ridicule, bien sûr, de payer pour des choses qui sont comme de l’air, comme un souffle. Il y a donc beaucoup de paradoxes dans la poésie, et donc on peut considérer ça comme une maladie. Donc attention, jeune poète ! Ça ne va pas être facile. Ça peut même être douloureux. Cela apporte beaucoup de choses surprenantes, beaucoup d’énergie, beaucoup d’enthousiasme, mais aussi beaucoup de douleur. »
En quoi les années 1990 – qui sont celles où vous avez commencé à écrire, alors que vous aviez une vingtaine d’années – étaient-elles propices à la création ?
« En ce moment, en République tchèque, sur les réseaux sociaux, il y a beaucoup de débats à propos du sens véritable des années 1990. Parce que pour beaucoup de gens – et de jeunes, surtout –, les années 1990, ce sont les racines de la misère contemporaine et des graves problèmes de maintenant… Mais pour nous, les « enfants des années 1990 », cette période, c’est un don. Aujourd’hui même je me suis dit : ‘l’année 1989 a vraiment été un don pour moi’. La liberté m’est arrivée au meilleur âge, et avec elle, tant de possibilités se sont ouvertes. »
« L’année 1989 a vraiment été un don pour moi. »
« La poésie, à l’époque, c’était tout d’abord une vague très dramatique. Parce qu’avant cela, la poésie était comme en cage, les poètes étaient tenus d’écrire d’une manière acceptable pour le régime, toute autre manière étant interdite. Après le changement [de régime], tout est soudainement devenu possible. Il y avait alors beaucoup de poétiques différentes, de ‘guerres’, en quelque sorte. Mais la situation a évolué très rapidement, car la société a perdu l’intérêt pour la poésie. On peut donc dire que la poésie a fini dans un certain isolement, une certaine dépression, dans la solitude. »
« Ces dix dernières années, on constate un certain regain d’intérêt pour la poésie. »
« Ces dix dernières années, on peut sentir une certaine nouvelle vague d’intérêt, mais il y a eu des années difficiles. »
Vos ouvrages se distinguent toujours par leur forme, par l’importance que vous accordez à leur présentation graphique. Quelle relation avez-vous avec les arts plastiques ?
« Depuis l’enfance, j’ai toujours été entouré par les arts plastiques. A Nová Paka, il y a par exemple un sculpteur, Ladislav Zívr, qui était proche de notre famille, il y avait beaucoup de ses images et de ses sculptures chez nous. Ma mère dessinait, mon frère est devenu peintre très connu… Moi-même, j’ai tout d’abord cru que j’allais devenir peintre, mais j’ai changé d’avis… pour quelque chose de plus avantageux, ah ah ! »
Vous avez d’ailleurs d’autres cordes à votre arc, puisque vous êtes également musicien et chanteur.
« En tchèque, on utilise l’expression ‘Brouk pytlík‘ (qui fait référence à un personnage de contes pour enfants) pour désigner quelqu’un qui fait tout en même temps – mais qui ne le fait pas vraiment bien. Bon, je ne me considère pas comme ‘Brouk pytlík’… Pour autant, je ne suis pas vraiment musicien, je n’ai pas reçu d’éducation musicale… Mais j’ai une grande passion pour la musique et le chant. Mais je joue et je chante surtout pour mes amis. C’est plutôt une activité personnelle. »
« Mais il y a certaines formes d’expression que suis en mesure de développer grâce à Michal Rataj, qui est compositeur et véritablement musicien, lui. Ensemble, nous avons un projet expérimental commun, ‘Škrabanice‘, les ‘griffonnages’ ou ‘gribouillages’, qui est à mi-chemin entre la poésie et la musique, la poésie sonore, les installations musicales dans l’espace. Je pense qu’il s’agit de ma meilleure réalisation musicale. Nous avons publié des albums et réalisé des concerts, dont un au Centre tchèque de Paris. J’y utilise ma voix et je joue de différents instruments, surtout de la basse acoustique, mais l’essentiel, ce sont les textes, que je transforme dans l’atmosphère. »
Vous avez vécu quelques temps à Paris. Pouvez-vous nous parler de ce séjour ?
« J’ai passé presque deux ans à Paris. Tout d’abord, en séjour Erasmus, en tant que doctorant. Je m’intéresse à l’art brut, et Paris en est la capitale, en quelque sorte. Là-dessus est arrivé le confinement… Puis s’est présentée l’opportunité de rester à Paris pour y travailler en tant qu’assistant personnel, alors j’en ai profité. Enfin, ce séjour s’est terminé par une résidence courte au Centre tchèque de Paris. Elle n’a duré qu’une semaine, mais j’ai pu assister à la présentation d’un livre de Jindřich Štyrský, et à la fin, j’ai pu présenter ma poésie, dans une traduction de Benoît Meunier. »
Benoît Meunier, qui est traducteur du tchèque au français, mais aussi poète, est votre ami. Vous avez récemment présenté certains de vos poèmes et les siens, traduits mutuellement, lors d’une soirée littéraire à la bibliothèque Václav Havel. Une publication de votre poésie dans une traduction française de Benoît Meunier est-elle prévue ?
« C’est une question triste, car nous avions déjà trouvé un éditeur, un éditeur d’une valeur inestimable : le poète Cédric Demangeot, qui dirigeait la maison d’édition Fissile. Il avait accepté de publier un recueil de mes poèmes traduits par Benoît Meunier. Mais malheureusement, il est décédé en janvier 2021, très jeune, à l’âge de Charles Baudelaire. C’est une immense perte pour la culture tchèque… »
« Nous sommes actuellement en train de choisir un éditeur, cela semblait d’ailleurs bien parti, mais le contact avec les éditeurs français n’est vraiment pas facile. »
Au jour de notre entretien, cela fait cinq jours que l’armée russe a envahi l’Ukraine. Comment vivez-vous cette situation ?
« J’ai reçu ces derniers jours deux lettres d’amis parisiens, qui ont ressenti le besoin de m’écrire pour exprimer leurs sentiments. Ils ont compris, comme tout le monde ici, qu’il y a beaucoup de parallèles entre le destin de l’Ukraine et celui de la Tchécoslovaquie. La différence, c’est qu’en Ukraine, les gens sont plus courageux. C’est une vraie guerre, alors que l’occupation de la Tchécoslovaquie [en 1968], mais aussi celle d’après les accords de Munich, cela s’est fait sans guerre. Mais il y a beaucoup de parallèles ; ce grand empire russe représente toujours un danger ; d’ailleurs, Václav Havel avait dit lui-même qu’il n’était pas sûr de savoir où se trouvaient les frontières de la Russie. »
« Il y a beaucoup de parallèles entre le destin de l’Ukraine et celui de la Tchécoslovaquie. La différence, c’est qu’en Ukraine, les gens sont plus courageux. »
« Je ne pense pas qu’aux personnes qui se trouvent maintenant dans cette guerre, mais je pense également à mes amis entourés par la propagande en Russie. Beaucoup de poètes connus, à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, sont contre la guerre. Ils ont complètement perdu espoir et se rendent bien compte que maintenant, tout le monde les considère comme les agresseurs. Que tout le monde se trouve à la frontière de la haine contre la Russie. Ils sont contre Poutine et contre tout ça, mais n’ont aucun moyen d’exprimer leurs opinions, parce qu’il y a énormément de répression, les gens qui sortent dans les rues sont arrêtés, il y a de l’espionnage sur les réseaux sociaux, etc. »
« J’ai contacté un poète de Moscou, Andrei Sen-Senkov, pour lui dire que je comprenais sa situation. Il a organisé une petite manifestation sur Facebook, et les poètes russophones m’ont envoyé leurs poèmes contre la guerre en Ukraine – en une heure, j’en avais rassemblé une petite trentaine ! Nous avons coordonné leur traduction, et ils seront publiés dans une revue tchèque. »
« Et puis j’ai fait un don, et je suis en permanence les informations. C’est terrible. »