Marius Szczygiel, grand reporter de ce qui manque dans nos vies
« Le reportage est une invention qui permet aux gens de comprendre les autres », dit Mariusz Szczygiel. Dans son dernier recueil de reportages, l’écrivain et journaliste polonais passionné par la République tchèque cherche à saisir et à évoquer ce qui manque dans nos vies. Intitulé « Nie ma », titre insolite que nous pourrions traduire par « Il n’y a pas », son dernier livre a récemment obtenu le prix Nike, la distinction littéraire la plus prestigieuse de Pologne.
Les histoires vraies
Le reportage est le genre majeur de la création littéraire de Mariusz Szczygiel. C’est la réalité, le vécu des gens et de lui-même, qui le passionne et l’inspire pour l’écriture. Le journaliste de profession qu’il est, estime de ne pas avoir suffisamment de talent pour la littérature de fiction :« Je ne sais pas fabuler. Ce sont les faits qui m’intéressent et cela se manifeste jusque dans mon corps. Quand j’invente une histoire, mon corps ne réagit pas. Par contre, quand il s’agit d’une histoire vraie, même s’il ne s’agit que d’un fragment d’histoire que je cherche à compléter et à décrire pendant des années, je suis comme dans un état d’ivresse, comme un alcoolique ou un drogué. Le reportage, c’est-à-dire quelque chose qui s’est vraiment passé, exerce une influence sur mon organisme, et les histoires imaginées ne me touchent pas. »
Le maître du reportage littéraire
Mariusz Szczygiel est ainsi devenu un maître incontestable du reportage, un genre auquel il imprime un caractère assez spécial. Dans ses reportages, il est à la fois journaliste et écrivain. La réalité se marie alors avec la littérature, les faits sont mis en relief dans un cadre de beauté. Et Marius Szczygiel insiste aussi sur l’importance du détail caractéristique. « C’est le détail qui attire l’attention du lecteur, les formulations générales peuvent assassiner un reportage », affirme-il, et il est évident que sa méthode lui réussit.Au cours de sa carrière, il a publié plusieurs recueils de reportages, parmi lesquels celui intitulé Gottland, composé de textes consacrés à la Tchéquie, a obtenu un grand succès international et a été traduit dans dix-neuf langues, dont le français. Lauréat de plusieurs prix littéraires, Mariusz Szczygiel a été élu Journaliste de l’année en Pologne en 2013. Tchécophile, il traite plusieurs thèmes tchèques aussi dans son dernier livre. Le titre insolite de cet ouvrage « Nie ma - Il n’y a pas » suscite évidemment de nombreuses questions. L’auteur lui-même sent le besoin d’en expliquer le thème majeur :
« Nous pensons toujours avoir quelque chose, que quelque chose existe et que c’est le fond de la vie, que notre existence est basée sur ce que nous sommes et ce que nous avons. Or, moi, je pense que, dans notre existence, nous vivons principalement des moments où il n’y a pas quelque chose. Et s’il y a des moments où nous avons quelque chose, où quelque chose nous arrive, ce n’est que du hasard. Nous n’avons pas tout le temps quelque chose. Il n’y pas d’amour, parfois il n’y a pas d’autre homme, parfois il n’y a pas d’idée, parfois il n’y pas d’état d’esprit, parfois il n’y pas de rêve, parfois il manque une poignée de porte. Et d’autres fois il n’y a même pas de pénis. J’en parle dans un chapitre de mon livre pour alléger un peu mon discours. ‘Nie ma – Il n’y a pas’ est donc une notion très large. »Viola Fischerová, femme qui ouvre les portes de la poésie
Toute une pléiade de personnages très particuliers défile dans les textes réunis dans le livre. L’auteur raconte entre autres l’histoire de deux sœurs jumelles juives qui ont passé leur vie à cacher leur judaïté, il se fait aussi le chroniqueur de la vie d’un peintre albanais dont les tableaux ont eu le malheur de déplaire au dictateur de son pays, nous emmène dans un bric-à-brac de Budapest où s’amassent des objets qui évoquent leurs anciens propriétaires défunts et dans un reportage nous présente un homme qui se prépare soigneusement à la fin du monde. Un des textes les plus importants est consacré à la poétesse tchèque Viola Fischerová. C’est l’histoire d’une vie tourmentée, mais aussi un témoignage sur la découverte de la poésie :
« Un jour, en 2004 je crois, j’ai pris le métro de Prague parce que j’aime la Tchéquie et j’y viens souvent, et j’ai lu dans une rame un poème intéressant dans le cadre du projet ‘La poésie dans le métro’. Jusqu’alors, la poésie ne me disait rien, je m’en fichais complètement. J’ai donc lu ce poème affiché dans le métro qui m’a donné la chair de poule. Les vers étaient signés Viola Fischerová, un nom qui m’était complètement inconnu. »Subjugué par la force des vers de cette inconnue, l’auteur trouve le numéro de la poétesse dans l’annuaire et lui téléphone immédiatement pour partager avec elle sa profonde impression. C’est le début d’une amitié entre le journaliste polonais et la poétesse tchèque, amitié qui aboutira aux confidences de Viola Fischerová. Celle-ci raconte à Mariusz Szczygiel les moments les plus dramatiques de sa vie, mais ne l’autorise à les publier qu’après sa mort. La promesse sera respectée.
Histoire d’un enfant martyre
Un autre reportage, qui dépasse par sa portée et ses dimensions les autres textes réunis dans le livre, est consacré à un petit garçon maltraité et à sa mère adoptive qui l’a tué. Mariusz Szczygiel rappelle que ce texte corrosif, publié une première fois en 2013, a eu un vif retentissement dans la société polonaise :
« Il m’est arrivé quelque chose de sans précédent dans ma vie de reporter. J’ai raconté l’histoire d’une institutrice qui a maltraité son fils adoptif pendant des années jusqu’à entraîner sa mort. Elle a été condamnée, et une fois sa peine purgée, sa condamnation a été effacée du fichier national conformément à la loi. Non seulement elle a repris sa carrière dans l’enseignement, mais le ministère de l’Education lui a confié un poste de fonctionnaire chargé de la nomination des nouveaux enseignants. »
Surtout celles d’hommes qui m’ont écrit et m’ont promis de ne jamais plus battre leurs enfants. C’était comme un miracle.
L’auteur se lance comme un détective sur les traces de ce crime et reconstitue pas à pas les différents chapitres de cette histoire scabreuse. Il cherche les antécédents de ce crime, situe celui-ci dans son contexte social et religieux, et se demande d’où vient la conviction de ceux qui estiment qu’un enfant peut être élevé en étant maltraité. Il découvre alors que celle qui a maltraité son enfant, avait elle aussi été maltraitée par sa mère. Ainsi il reconstitue la chaîne sans fin de causes à effets, car chaque violence engendre une nouvelle violence. Le retentissement de ce reportage dans la société polonaise a été énorme et Mariusz Szczygiel ne cache pas sa satisfaction :
« Les réactions de beaucoup de lecteurs polonais m’ont énormément réjoui. Surtout celles d’hommes qui m’ont écrit et m’ont promis de ne jamais plus battre leurs enfants. C’était comme un miracle. Leurs emails démontraient qu’ils avaient été très touchés par ce reportage. »
Le dernier reportage du livre est probablement le plus autobiographique. L’auteur y évoque le vide qui se creuse dans la vie de celui qui a perdu une personne aimée, un vide que les souvenirs ne permettent pas de combler. Tout son dernier livre est donc un témoignage sur les absences dans nos vies, sur ce qui manque dans nos existences. Interrogé après la parution de son ouvrage sur ce qui manque en ce moment dans sa vie, quel est son vide personnel, Mariusz Szczygiel répond sans hésiter : « En ce moment, ce qui me manque, c’est l’amour. »