Milan Kundera, « poil à gratter »
A la fin de cette semaine, Brno accueillait un colloque consacré à l’écrivian français d’origine tchèque, Milan Kundera. Un colloque qui rappelons-le est le premier du genre en République tchèque, et du vivant de l’auteur... De nombreux spécialistes de Kundera étaient présents, professeurs d’universités, trois de ses traducteurs, tous plus ou moins proches de l’auteur.
Bien entendu, la récente affaire autour de la délation supposée de l’auteur dans les années 1950 était sur toutes les lèvres. Mais le colloque était l’occasion de remettre les choses à plat et plutôt de reconsidérer l’oeuvre de Kundera. Guy Scarpetta, écrivain, proche de Kundera, et initiateur en novembre dernier de la pétition de soutien signée par de grands noms de la littérature mondiale :
« Par rapport à tous les événements qui ont eu lieu, cette campagne de calomnie odieuse et infondée qui a déferlé sur lui, il y avait un certain nombre de choses qu’il était important de rappeler. Notamment que Kundera n’est pas un écrivain à message. Que ce n’est pas un écrivain qui écrit des romans pour illustrer des idées ou pour avancer des thèses. Il écrit des romans pour expliquer certains aspects de la réalité que les autres systèmes d’interprétation échouent à approcher, y compris les autres systèmes d’interprétation politique. Kundera parle du monde réel d’une façon qui n’est pas politique mais qui peut interroger les limites de la politique. »
C’est dans ce sens qu’allait d’ailleurs l’intitulé de la conférence : « Ce que peut la littérature ». Thomas Pavel, professeur de littérature à l’université de Chicago :« Certainement Kundera ne veut pas faire des prêches, il ne veut pas nous dire comment il faut vivre, mais la littérature peut faire des choses que la philosophie n’est pas capable de faire. La philosophie voit le général, la littérature voit le concret. Le roman, surtout, est pour Kundera un dévoilement de la vie dans son aspect concret. Ses personnages sont inoubliables. Peut-être nous donne-t-il quand même des leçons, je ne sais pas, mais en tout cas on reste avec eux et ils nous accompagnent. »
Dévoiler la réalité, voilà un exercice ingrat pour celui qui s’en fait le héraut. Kundera intempestif, un qualificatif percutant et judicieux, choisi par Martine Boyer-Weinmann lors d’un premier colloque à Lyon que celui de Brno complète :
« Nous avons emprunté cet adjectif à Nietzsche : la pensée intempestive c’est aussi la pensée, si on le traduisait en termes plus actuels, de quelqu’un qui met en question l’idée d’accord avec le temps, avec le moment présent. C’est avoir ce regard décalé pour mieux parler, pour mieux revenir en tant que sujet réflexif sur ce qui nous arrive. C’est être le poil à gratter de quelque chose : de la politique, de la pensée unique, de la succession des illusions par lesquelles nous passons. Voilà la vertu du roman et c’est aussi vers cela que nous invite Kundera. »Kundera, poil à gratter... En tout cas, son oeuvre, qu’il s’agisse de ses romans ou de ses essais est une réactivation permanente de ses thèmes de prédilection qu’il affine perpétuellement. Guy Scarpetta :
« Il y a le grand thème de l’illusion lyrique, celui du kitsch, de la vision embellissante et mensongère de la réalité, il y a le mythe de la transparence qui fait que la coupure entre vie publique et vie privée ne doit plus exister, ce qui est un terrain ouvert à toutes les délations. Il y a le culte du progrès, du sens de l’histoire, l’impression exaltante qu’on peut avoir à se situer dans le sens de l’histoire avec comme corrolaire, le culte de l’enfance, l’enfance promue en valeur, le communisme comme jeunesse du monde etc. Mais ce qui m’a paru intéressant de relever, c’est que dans les romans de Kundera qui se situent dans un autre contexte, l’Europe de l’Ouest, ou en ce qui concerne le dernier roman, dans le contexte de ce que son pays est devenu c’est-à-dire un pays capitaliste comme les autres, on retrouve la même chose ! Il y a le même kitsch. Ce n’est plus celui de la propagande, mais celui de la publicité. Le culte de la modernité et la promotion de l’enfance en valeur c’est omniprésent. Ce n’est plus la délation permanente et l’abolition de la vie privée mais c’est l’indiscrétion médiatique permanente qui fait que tout le monde est sur le regard des caméras de surveillance. Et les potentialités que le régime communiste avait favorisées et qui correspondent aussi à des pulsions humaines fondamentales – tout le monde a envie d’être dans le mouvement, de la transparence au lieu de l’opacité, mais il faut voir vers quoi ça peut déboucher – Kundera retrouve cela en Europe de l’Ouest. Il y a une phase de lui qui est significative : l’expérience du communisme a été pour moi une excellente introduction à la compréhension du monde moderne en général. »
C’est donc un Kundera qui refuse de se laisser enfermer dans des cases : c’est ainsi qu’il revendique le droit de l’auteur à renier des œuvres de jeunesse alors même qu’on lui reproche dans son pays d’origine son engagement à la cause communiste dans les années 50. C’est ainsi aussi qu’il affirme dans son dernier opus Une rencontre, que l’écrivain n’est pas « la propriété de sa nation ni même de sa langue », justifiant par là-même ce qui fait grincer des dents en République tchèque, la rupture consommée avec son passé tchécoslovaque. Fidèle à ce XVIIIe siècle et à l’esprit des Lumières qu’il aime tant, Kundera se pose en citoyen d’un autre pays. Thomas Pavel :
« Exactement comme au XVIIIe siècle... Il y avait des gens qui circulaient, c’était par exemple des Français, souvent des protestants qui étaient partis et vivaient en Hollande. Il s'agissait de citoyens de la République des lettres... »