Milan Kundera, romancier de la liberté de l’individu
Le 1er avril 1929, donc il y a 90 ans, naissait à Brno Milan Kundera. Aujourd’hui le célèbre romancier et essayiste vit en France et dans sa personnalité se marient les littératures tchèque et française et les cultures centre-européenne et occidentale. Connu dans le monde entier, Milan Kundera n’en est pas moins un homme secret qui refuse de se livrer à la presse et garde farouchement sa vie intime. Il est difficile de cerner la personnalité de cet écrivain dont l’œuvre abonde en impulsions spirituelles. Nous avons évoqué certains aspects de l’œuvre et de la personnalité de Milan Kundera avec l’écrivain et ancien professeur de l’Université libre de Bruxelles, Jan Rubeš. Voici la première partie de cet entretien.
Le destin d’un intellectuel centre-européen
Qui est Milan Kundera ? Comment pouvons-nous répondre à cette question ? Comment présenter Milan Kundera et son œuvre ?
« Tout d’abord, je crois que Milan Kundera est un écrivain assez connu pour qu’on détaille sa vie et l’importance de son œuvre littéraire. Disons que c’est quelqu’un qui représente pour moi le destin d’un intellectuel centre-européen dans la seconde moitié du XXe siècle à la fois en tant qu’intellectuel, en tant qu’exilé, en tant qu’un individu qui lutte contre les totalitarismes et qui essaye de revenir à l’importance de la culture que celle-ci représente pour notre société dans son évolution actuelle, évolution qui se manifeste par la globalisation, l’effacement de l’individu, le business. Donc c’est le défenseur des valeurs culturelles dans le monde actuel. »
Pouvons-nous dire que ce sont aussi les grands thèmes de l’œuvre de Milan Kundera ? Comment a évolué sa vision du monde ?
« Je pense que dans un certain sens dans ses romans et dans ses essais - parce qu’il ne faut pas oublier que Kundera n’est pas seulement un grand romancier mais aussi l’auteur de divers essais sur la société, sur la littérature, sur l’histoire - Kundera défend l’intégrité de l’homme. Dans ce sens, il est peut-être un des rares intellectuels qui a réussi à préserver cette vision qui date des années 1960, de l’époque où il a vécu encore en Tchécoslovaquie. On parlait du socialisme à visage humain et il réussit à défendre cette vision sous une forme nouvelle beaucoup plus moderne après s’être installé en France où il parle beaucoup de l’intégrité de l’homme, de la défense de l’intimité qui risquent de disparaître aujourd’hui dans la société actuelle. »La Plaisanterie
C’est le roman Žert - La Plaisanterie de 1967, dont la version française a été préfacée par Aragon, qui a propulsé Kundera sur la scène littéraire internationale. Selon Kundera lui-même, ce livre contenait déjà en germe tout ce qu’il allait exprimer dans ses œuvres postérieures. Quelle est la place de ce roman dans l’ensemble de l’œuvre de Milan Kundera ?
« Je dirais que c’est son roman le plus important. La Plaisanterie est un roman qui condense effectivement beaucoup de sujets qui réapparaîtront plus tard sous formes différentes. On parle parfois du début d’une trilogie parce que La Plaisanterie a été suivie par deux autres romans écrits encore en Tchécoslovaquie La Vie est ailleurs et La Valse aux adieux. Et on peut dire que dans ces trois romans, même si l’on peut dire que La Plaisanterie en est le plus important, apparaissent tous les sujets qui reviendront dans l’analyse de l’univers à laquelle Kundera procédera dans ses œuvres postérieurement.La Plaisanterie est en effet le roman clé de Kundera parce que c’est un roman sur la tragédie et le destin de l’individu qui, face aux mécanismes politiques, inhumains et totalitaires, essaie de préserver un espoir dans une sorte de vengeance qu’il essaie de préparer, mais se rend compte à la fin que cette vengeance est ratée, qu’elle n’a servi à rien parce que le temps est passé et l’époque a changé. Et je crois que cette vision de l’homme chez Kundera préfigure les différents sujets qui surgiront beaucoup plus tard dans les romans qu’il écrira en France. Il se demande comment préserver cette valeur humaine dans le monde où nous sommes broyés. Pour lui l’individu résiste plus au moins bien ou plus ou moins mal à cette machine que représente le monde qui broie cet individu. Et je crois que c’est l’idée-clé qui apparaît dans La Plaisanterie. »
L’homme de la rupture
Il y a deux Milan Kundera. D’abord écrivain tchèque, il est devenu au milieu de sa vie écrivain français. A un moment de son existence, il a décidé d’écrire en français. Comment ces deux étapes de sa vie se reflètent-elles dans son œuvre ? Quelle est la différence entre le Kundera tchèque et le Kundera français ?
« C’est une question assez difficile parce qu’en passant d’une langue à l’autre on s’adresse à un autre public. Il est certain que même en France, où Kundera s’exile en 1973, il continue encore à écrire en tchèque et son grand roman L’Insoutenable légèreté de l’être qui est publié en France, est encore traduit du tchèque. Donc il continue encore à écrire en tchèque et puis à un moment donné il passe du tchèque au français. Cela ne se fait pas sur le plan du roman, cela se fait sur le plan de l’essai. Il écrit d’abord plusieurs textes pour la presse, plusieurs articles, il écrit sur l’histoire du roman, sur certains romanciers, et ces textes sont publiés en français dans la presse, dans des revues littéraires. Et progressivement, il rassemble ces textes dans un volume qui s’appelle L’Art du roman. Cela date à peu près de 1990 et à partir de ce moment-là il décide d’écrire en français aussi ses œuvres littéraires.Premièrement, il s’adresse déjà au public français en tant qu’écrivain français, c’est une grande différence. Deuxièmement, sa thématique se rétrécit, ses grandes fresques polysémiques deviennent monothématiques. Il écrit sur un sujet et l’on apprend ce sujet déjà dans l’intitulé de ses romans. Il va plus vers la psychologie d’un ou de quelques personnages en essayant d’analyser leur situation dans le monde. Et ses grandes fresques sur la société se condensent dans une analyse de l’individu. »
Comment le phénomène de l’émigration se manifeste-t-il dans Le Livre du rire et de l’oubli qui est un de ses romans les plus célèbres ?
« C’est un roman très important parce que si l’on va au-delà de la thématique on se rend compte que Kundera est un homme de rupture. Il a rompu avec la poésie au début de sa carrière, il a rejeté la poésie complètement pour le roman. Il a rompu avec ses traducteurs, il a eu énormément de problèmes avec eux non seulement en France mais aussi aux Etats-Unis et ailleurs. Il a rompu aussi avec les médias parce qu’à partir d’un moment donné, autour de 1995, il n’accepte plus d’interviews, il n’accepte plus d’être photographié, il n’accepte pas d’être commenté et d’être contacté par les médias et je crois que Le Livre du rire et de l’oubli est quelque part aussi l’histoire de rupture parce qu’il parle aussi de l’exil.Il analyse le sort des individus à travers l’exil, à travers les situations dans lesquelles ils vivent en Tchécoslovaquie, comme si sa propre vie se divisait en quatre personnages et comme s’il analysait quatre possibilités de son existence. Comme si l’on se retrouvait tous les jours sur un carrefour et l’on pouvait imaginer dans quelle direction va notre existence, qu’on soit un homme, qu’on soit une femme. Et je crois que cette multiplication des destins possibles est quelque chose d’assez unique qui a séduit énormément de lecteurs. »
Les valeurs de l’espace centre-européen
D’abord critique des régimes totalitaires, Milan Kundera a commencé, après son établissement en France, à critiquer aussi la société occidentale. En cela il ressemble un peu à Soljenitsyne. Quels sont les maux de la société occidentale que Kundera dénonce surtout dans ses livres ?
« Bien entendu, c’est l’évolution de la société actuelle vers une sorte de mercantilisation, vers la perte de la valeur de l’individu, de l’intellectuel. Mais je pense qu’il est bon de rappeler que Kundera qui a été reçu en France d’abord comme un romancier, a développé encore une autre ligne de sa réflexion qui a été très appréciée au début des années 1980 : une réflexion sur l’Europe centrale. Il est l’auteur de divers essais sur l’Europe centrale, notamment Un Occident kidnappé, une conférence prononcée à Bruxelles qui a ensuite été publiée et a inspiré une série de congrès et de colloques sur l’Europe centrale.Kundera met l’accent sur cet espace centre-européen qui n’est ni l’Occident, ni la Russie, ni l’Orient, un espace qui est culturellement l’Ouest, politiquement à cette époque l’Est et où persistent encore des valeurs insoupçonnées dans le monde occidental. Il rappelle des noms bien connus, Gustav Mahler, Sigmund Freud, mais cela lui permet de se profiler par rapport à toute une lignée de grands écrivains européens et revaloriser le roman en tant qu’œuvre permettant justement de montrer cette valeur de l’individu et qui se perd dans notre société. Et cette lignée va de don Quichotte, en passant par Tristram Shandy de Laurence Sterne, par Flaubert, Gombrowicz jusqu’à Hermann Broch, Franz Kafka, etc. Kundera se situe dans cette lignée et en défendant le roman, comme il le répète souvent, il défend, comme je l’ai dit, cet individu broyé par le monde actuel. »