Milan Kundera : un difficile amour avec son pays d'origine
Milan Kundera, écrivain français d'origine tchèque, mondialement célèbre, vit en France depuis 1975. Après la chute du régime communiste, en 1989, il est revenu à plusieurs reprises dans le pays... toujours en catimini. Lorsque, il y a quelques années, il s'est vu octroyer une haute distinction d'Etat, c'est sa femme qui l'a reçue à sa place, au Château de Prague, des mains de Vaclav Havel. Aussi, les Tchèques sont-ils privés du plaisir de connaître les derniers livres de Kundera, du moins tous ceux qui ne sont pas dotés de connaissances de langues étrangères. Leur version tchèque, en effet, n'existe pas, pour l'instant... Absent dans le pays, tant le personnage que son oeuvre, Milan Kundera est pourtant assez souvent présent dans les pages de la presse tchèque.
Plusieurs journaux tchèques ont informé ces derniers temps du grand succès du dernier roman de Milan Kundera, « L'Ignorance », en France, pays qu'ils désignent comme « la deuxième patrie » de l'écrivain.
En informant les lecteurs tchèques de la parution du roman en France, chez Gallimard, une récente édition du journal Lidove noviny prête attention au succès du roman, qui avait d'abord été édité en Espagne, avant de paraître traduit en anglais et en allemand. « Les critiques françaises ont été très favorables et l'acceuil des lecteurs français a été enthousiaste «, écrit le journal. Selon ce dernier, une grande campagne publicitaire aurait accompagné l'édition de la version française de « L'Ignorance », tous les grands quotidiens français y ayant consacré leurs pages littéraires. « On ne saurait pourtant s'attendre à ce que le rapport de Kundera envers les journalistes change en quoi que ce soit. La seule personne avec laquelle l'auteur a bien voulu s'entretenir, c'est son éditeur, Antoine Gallimard », peut-on lire dans Lidove noviny.
Rappelons en effet que, depuis la moitié des années quatre-vingts, Milan Kundera n'accorde plus d'interviews et ne se laisse pas photographier. Cette décision, il l'a prise en juin 1985. Il n'a pas fait exception à cette règle, même en des occasions rares, telles qu'une rencontre avec le Président Vaclav Havel, en 1992, à Paris : une photo prise lors d'un dîner commun, avec quelques amis tchèques, montre l'écrivain de dos.
Le fait que « L'Ignorance » ne paraisse en France que trois ans après son édition en Espagne est-il une réponse de l'auteur à un accueil négatif par la critique française de son précédent roman, « L'Identité » ? Voilà une question que s'est posé, récemment, le quotidien tchèque Mlada fronta Dnes. Ce dernier rappelle en même temps qu'à l'époque, certains journaux tchèques avaient pris un malin plaisir à citer des extraits de la presse française, n'hésitant pas même à utiliser des paroles du Journal du Dimanche.
Si ce n'est plus tellement vrai aujourd'hui, force est pourtant de constater que Milan Kundera n'a jamais filé un parfait amour avec la critique tchèque. Pour certains, les racines de cette conjoncture demeurent dans une polémique entre lui et Vaclav Havel, menée dans les années 1968-69, dans les pages de revues littéraires, à propos du Printemps de Prague. A l'époque, Kundera avait dénoncé l'« exhibitionnisme moral » des positions politiques de Havel, tandis que pour ce dernier, l'écrivain était « un mondain intellectuel légèrement sceptique ».
D'autres encore estiment que Milan Kundera a pris trop de distance avec son pays d'origine. Le ministe tchèque de la Culture, Pavel Dostal, est, cependant, d'un autre avis. Il avait confié à la presse tchèque, au lendemain d'une rencontre avec l'écrivain, à Paris, il y a deux ans :
« Chez nous on aime dire que Milan Kundera ne s'intéresse plus aux problèmes de la République tchèque et qu'il se prend pour un écrivain français. Je dois dire que ce n'est pas vrai... Milan Kundera s'intéresse vivement à l'actualité tchèque : ses opinions sont originales et inspirantes. Cela dit, il refuse de donner des conseils, compte tenu de ce qu'il vit, depuis longtemps, à l'étranger... Milan Kundera, écrivain mondialement célèbre, est un grand ami de la République tchèque », avait alors déclaré le ministre Dostal.
« Tout ce que je veux communiquer au monde, je le dis dans mes livres ». Voilà une idée qui est chère à Kundera. Mais comment faire en étant Tchèque ? Le problème de tous ceux qui, en Tchéquie, ne souffrent d'aucun préjugé par rapport à Milan Kundera et qui, au contraire, se soumettraient volontiers à une fascination « kunderienne », est qu'ils n'ont pas de perspective de pouvoir connaître bientôt ses oeuvres.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les Tchèques n'ont pu connaître à ce jour qu'un fragment seulement de l'ensemble de son oeuvre ; le reste n'a pas encore pu paraître. L'une des explications est qu'avant d'autoriser leur publication, Kundera rédige soigneusement et lentement les textes de tous ses romans qu'il a écrits en tchèque. Ainsi, près de quatorze ans après la chute du régime communiste, les lecteurs tchèques n'ont toujours pas pu savourer ni la finesse, ni le rafinement de ses romans « La vie est ailleurs », le « Livre du rire et de l'oubli » ou « L'insoutenable légèreté de l'être ». « L'Immortalité », parue en Tchéquie, représente dans ce sens une exception.
La situation s'annonce plus pessimiste encore en ce qui concerne les romans que Kundera a écrits en français. Impossible que quelqu'un d'autre les traduise dans la langue maternelle de l'auteur qui, de son côté, paraît ne pas vouloir se consacrer dans un proche avenir à des activités de traducteur... « On ne saurait exclure que la création française de Kundera soit traduite en tchèque dans une centaine d'années », a-t-on pu lire, récemment, dans un journal tchèque.
Et d'autres de rappeler que, il y a trente-cinq ans déjà, en tant que professeur à l'Ecole supérieure de cinéma, FAMU, Kundera recommandait à ses étudiants : « Aprennez les langues étrangères ! »