Miroslav Polreich, l’agent secret tchèque qui a réuni Soviétiques et Américains autour d’une même table

'L’Espion', photo: Argo

Dans un entretien récent pour France Culture, l’ancien directeur de la DGSE Bernard Bajolet expliquait que, même lorsqu’il existe des tensions entre pays, les services de renseignement dialoguent entre eux, par l’intermédiaire de leurs agents. Une activité de l’ombre, évidemment, mais qui peut surprendre tant sont parfois ancrés, pour le commun des mortels, des clichés sur ce monde secret du renseignement. C’était le cas également pendant la Guerre froide, et notamment pendant le réchauffement des relations entre Washington et Moscou dans les années 1960. C’est ce que montre, entre autres, le roman graphique tchèque Rozvědčík (L’Espion) de l’artiste tchèque Marta Morice. Elle y raconte l’histoire de son grand-oncle Miroslav Polreich, agent basé aux Etats-Unis et qui servit notamment d’intermédiaire dans le dialogue entre Américains et Russes.

Marta Morice, bonjour. Vous êtes artiste-peintre, photographe, vous êtes originaire de la région de la Vysočina en Tchéquie. Vous vivez en France depuis la fin des années 1990, plus particulièrement en Bretagne donc à l’opposé de votre pays d’origine. Nous vous accueillons sur Radio Prague pour parler de vous, mais surtout d’un roman graphique intitulé Rozvědčík, paru chez Argo en 2017. Cette histoire, c’est celle de votre grand-oncle, Miroslav Polreich, ancien agent des services secrets sous le régime communiste tchécoslovaque. Il a joué un rôle en coulisses, mais important dans les relations Est-Ouest pendant la Guerre froide. Pourquoi avoir choisi le roman graphique pour raconter son histoire ?

Marta Morice,  photo: Ondřej Tomsů
« Peut-être parce que je suis avant tout artiste. Et puis je voulais vraiment faire quelque chose de l’histoire de mon grand-oncle. Je pensais lui demander d’écrire ses mémoires. Avant le livre, cela faisait plusieurs années que je voulais le contacter, reprendre le contact parce qu’on n’était guère liés, on ne se voyait pas car la famille est assez grande. C’est mon grand-oncle donc ce n’était pas quelqu’un de très proche. Mais je connaissais bien sûr son histoire qui m’avait toujours fascinée. A cette époque-là, on était en 2012 et il avait déjà écrit un livre, mais pas sur sa propre vie, mais plutôt sur la politique puisque c’est quelque chose qui l’a intéressé toute sa vie. »

Justement l’histoire de Miroslav Polreich est celle des coulisses de la Guerre froide. Quelle était sa formation d’origine ? Comment s’est-il retrouvé à travailler pour les services secrets communistes ?

« Il a d’abord fait des études de droit. Il est entré au Parti communiste à l’âge de 16 ans, en 1947, donc avant même d’être majeur ce qui était encore possible à cette époque. Son père avait participé à la fondation d’une cellule communiste pour la région, à Havlíčkův Brod. Toute la famille était convaincue par la cause. »

Cet aspect-là ne vous a pas gênée personnellement ?

Miroslav Polreich,  photo: Sběrač KK / Paměť národa
« Cela m’a gênée dans les années 1990. Je me demandais comment c’était possible. Mais vingt, trente ans après, j’ai plutôt été attirée par le fait d’essayer de comprendre comment on pouvait acquérir de telles convictions. C’est peut-être aussi le fait d’être en France. Si j’étais restée en Tchéquie, je n’y serais peut-être jamais revenue. En 2008, j’ai eu une exposition dans une médiathèque en Bretagne. Elle s’appelait Prague 1968 : cette époque m’intéressait, m’intriguait… Si j’étais restée en Tchéquie, je ne m’y serais peut-être pas tant intéressée car on parle dans la société. Du coup, le fait que mon grand-oncle soit communiste, ça faisait aussi partie de cette histoire. Je n’avais pas honte parce que je voyais que c’était sincère. Je sais que les arrière-grands-parents étaient des gens modestes. Il n’y avait pas encore cet enrichissement ou l’envie de pouvoir qui est survenue plus tard, notamment chez certains. »

Dans votre livre, vous livrez le témoignage de votre grand-oncle. On voit l’époque des années 1960 à travers ce qu’il a vécu. Mais c’est vrai que ce qui ressort, c’est que malgré le fait qu’il ait travaillé pour les services secrets et qu’il ait été un communiste convaincu, il est un des rares à ne pas avoir honte de ce qu’il a pu faire à cette époque…

'L’Espion',  photo: Argo
« Je pense qu’il a évolué. Quand il avait 16 ans, il était convaincu. Mais dans les années 1967, 1968 et 1969, quand il est en mission à New York, c’est déjà son deuxième séjour à l’Ouest, et il veut réformer le Parti communiste. Il fait partie des réformateurs. Il voit très bien que le Parti ne peut pas continuer ainsi. Je pense qu’il n’est pas convaincu que le régime soit idéal. Il n’est plus idéaliste à cette époque-là. Après un séjour à Washington, il se retrouve à New York, et là, il est entouré de gens qui réfléchissent, qui l’invitent à des dîners. Les intellectuels de gauche de NYC sont curieux de savoir ce qui se passe en Tchécoslovaquie alors qu’on est en plein Printemps de Prague, un processus qui a commencé assez tôt dans les années 1960. »

Revenons sur un des événements-phare de ce roman graphique. C’est un événement qui se déroule en juin 1967 dans une petite ville américaine qui s’appelle Glassboro. C’est là que se rencontrent le président américain Lyndon Johnson et le chef du gouvernement soviétique Alexeï Kossyguine. Cette rencontre est importante parce qu’on y parle de désarmement. Et votre grand-oncle est, en coulisses, à l’origine de ces discussions…

« En coulisses, en effet, il faut le souligner. »

C’est un travail de l’ombre.

Lyndon Johnson et Alexeï Kossyguine à Glassboro,  photo: National Park Service
« On a eu du mal à trouver des photos. On a fini par en trouver aux Nations Unies, on le voit derrière des personnes en pourparlers. Tout cela s’est déroulé très secrètement. Il savait facilement créer un lien avec ses homologues. Il m’a raconté qu’il connaissait quelqu’un de Prague, avant son départ, quelqu’un qui travaillait pour la CIA et qu’il a tout simplement pris le téléphone et appelé la CIA ! »

Oui, c’est un homme de réseau, et la façon dont vous décrivez ces relations, c’est que tout a l’air relativement simple…

« Il s’est fait son réseau petit à petit. Il n’a pas rechigné à aller à des réceptions tous les jours. Il allait à toutes les fêtes nationales des ambassades, contrairement à ses collègues. Et puis il y avait aussi la femme de Miroslav, qui avait été invitée comme professeur à l’Université de Columbia. Ils étaient donc invités tous les deux, c’était un couple agréable, moderne. »

Et communiste réformateur…

« Oui, ça plaisait beaucoup. Il le décrivait lui-même : sa femme était une intellectuelle, alors que les épouses d’autres collègues ne savaient même pas parler anglais et s’occupaient plutôt de leurs enfants. »

'L’Espion',  photo: Argo

C’est intéressant parce qu’à la lecture de ce livre, on découvre des services secrets très différents alors qu’on les imaginerait plutôt très empreints de dogmatisme communiste. On a aussi l’image d’Epinal, notamment à travers le cinéma, de services de renseignement de l’Est et de l’Ouest toujours en conflit. Mais ce livre montre que la réalité était souvent tout autre…

« Oui. Après, lui était agent officiel mais il y avait quand même des agents non-officiels, ceux qui collaient des micros sous les tables etc. »

Lui était davantage du côté diplomatique…

« Ce sont ses paroles, rappelons-le. Je n’ai pas mis en doute ses paroles et la vérité est peut-être un peu différente. J’ai évidemment vérifié certaines sources, mais pour d'autres c’était impossible. Un collaborateur qui m’a aidée pour le livre m’a fourni beaucoup d’informations et d’archives. Nous avons découvert un document-clé après deux ans de recherches, un document qui confirme que mon grand-oncle était bel et bien en contact avec les Américains et les Russes. Jusqu’à ce qu’on découvre ce document, tout reposait sur sa parole que beaucoup de gens d’ici mettaient en question. Et beaucoup d’autres témoignages ont plutôt confirmé son récit. »

'L’Espion',  photo: Argo
Ce qui est intéressant dans cette conférence de Glassboro, c’est que c’est finalement un peu la Tchécoslovaquie qui met à la même table deux dirigeants de deux blocs opposés…

« Ce n’était pas mon grand-oncle seulement. C’était la période qui voulait cela aussi. Ils ont réussi à trouver quelqu’un qui n’était ni Russe ni Américain et qui pouvait faire l’intermédiaire pour faire passer quelques messages. C’est vrai que par moments il a utilisé des stratégies mensongères, mais c’était pour favoriser cette entente. Il disait qu’on ne pouvait pas continuer dans le déni et dans la tension. »

Vous parliez de 1968. Il y a un moment important dans le livre qui se déroule à l’ONU, après l’invasion de la Tchécoslovaquie. Pourriez-vous revenir sur cet épisode ?

« C’était encore une fois une période tendue. Il ne savait pas comment réagir et attendait du renfort de Tchécoslovaquie. Mais tout le monde était en vacances au mois d’août. Il attendait le ministre des Affaires étrangères qui a fini par arriver. Mais avant son arrivée, il fallait savoir quelle position adopter. Et il a été alors très surpris par celle des alliés comme les Hongrois qui s’exprimaient clairement en faveur de l’invasion. Je crois que le premier jour, ils ont laissé une chaise vide à l’ONU. Ensuite le représentant tchécoslovaque à l’ONU, Jan Mužík, a pris la parole pour dire l’opposition du pays à cette invasion. Le ministre des Affaires étrangères, Jiří Hájek, est aussi intervenu plus tard. Il y a une petite histoire intéressante qui est assez révélatrice sur mon grand-oncle. A l’époque, il y avait quand même des doutes sur ce qu’il fallait dire ou ne pas dire à l’ONU. Il avait reçu un télégramme de Moscou, prétendument du président tchèque Ludvík Svoboda… »

Mais vraisemblablement dicté par les Russes…

Jiří Hájek lors de son discours à l’ONU,  photo: ONU
« Oui. Cette note disait qu’il ne fallait pas parler. Mais il n’a pas transmis cette dépêche à Jiří Hájek. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles mon grand-oncle a ensuite été exclu du Parti communiste. A son retour en Tchécoslovaquie, on lui a reproché de ne pas avoir transmis cette information à Jiří Hájek. »

Jiří Hájek qui a donc fait un discours à l’ONU, condamnant l’invasion soviétique dans son pays…

« Oui, un discours très solennel et connu. »

Que vous a apporté cette plongée dans l’histoire de votre famille et de votre pays ?

« C’est une très grande aventure… »

Pour les Français qui n’ont pas l’occasion de lire ce livre, ils peuvent évidemment au moins le feuilleter dans une librairie tchèque. Ils peuvent par contre passer à Prague à votre exposition ouverte jusqu’à la fin août…

« Mon exposition est à la Galerie Makráč. Elle s’intitule Pod hladinou lesa qui veut plus ou moins dire ‘plongée maritime dans la forêt’. J’ai essayé de m’interroger sur la notion de profondeur de l’océan et de celle de la forêt tchèque. »

Marta Morice,  'Pod hladinou lesa',  photo: Facebook de la Galerie Makráč