Espionnage : Albert-Paul Lentin, l’un des journalistes français les plus zélés dans sa collaboration avec la StB
La sortie du livre de Vincent Jauvert le 1er mars va révéler dans l’Hexagone plusieurs noms de ressortissants français recrutés comme informateurs par les services tchécoslovaques. Pami eux, Albert-Paul Lentin, dont le dossier était connu par Radio Prague International.
Lors de notre entretien à l’occasion de la révélation du cas de Jean Clémentin, journaliste du Canard enchaîné et agent StB sous le nom de code Pípa, nous avions demandé à Vincent Jauvert s’il avait connaissance d’autres cas similaires dans la presse française.
Il avait répondu par la négative. Mais en cherchant un peu, nous avions assez rapidement trouvé le nom d’une autre pointure du journalisme parisien pendant la Guerre froide : Albert-Paul Lentin, né en 1923 et mort en 1993.
Compagnon de route de Jean Daniel, Albert-Paul Lentin a travaillé pour plusieurs rédactions pendant sa longue carrière, dont celle du Nouvel Observateur dans les années 1960 – l’hebdomadaire pour lequel travaille aujourd’hui Vincent Jauvert.
Les dossiers des archives de la StB au nom d’Albert-Paul Lentin, alias Heman pour les services de la Tchécoslovaquie communiste, sont particulièrement épais.
À nos yeux il est de ceux qui, parmi les journalistes occidentaux, ont montré le plus de zèle dans cette collaboration active avec des services inféodés au KGB moscovite.
En plus d’être régulièrement payé et de se faire rembourser par la StB un billet d’avion pour l’Islande et toutes ses notes de frais pour y « couvrir » un sommet de l’OTAN, Albert-Paul Lentin est en effet allé jusqu’à faire des rapports sur les activités des dissidents tchécoslovaques à Paris.
Ces gens, à commencer par la rédaction du magazine Témoignage (Svědectví) fondé par Pavel Tigrid, était une cible évidemment prioritaire pour la StB et le régime en place à Prague.
Et, contrairement à d’autres, Albert-Paul Lentin n’a pas mis fin à sa collaboration avec les Tchécoslovaques après l’écrasement du Printemps de Prague en 1968.
Claude Angéli : « C'est plus qu'une trahison, c'est vraiment dégueulasse »
Les révélations sur des journalistes recrutés par les services soviétiques et consorts d’Europe centrale et orientale ont été multiples ces derniers mois, avec le Canard puis la BBC et plus récemment l’Express touchés par ces affaires peu reluisantes.
Albert-Paul Lentin fait partie des journalistes français recensés cette fois-ci en « tir groupé » dans le livre de V. Jauvert intitulé À la solde de Moscou à paraître le 1er mars.
Gérard Carreyrou, célèbre journaliste de la radio-télévision dans le secteur privé français, se défend ces jours-ci bec et ongles – et plutôt très maladroitement – d’avoir sciemment informé cette StB tchécoslovaque. Nous n’avons pas lu les archives le concernant.
En revanche, les dossiers de Jean Clémentin et Albert-Paul Lentin sont accablants. Pour en parler sur notre antenne, nous avons joint l’ancien rédacteur en chef et toujours chroniqueur du Canard enchaîné, Claude Angéli, qui a très bien connu ces deux hommes qui étaient aussi ses amis :
« J’ai connu Jean Clémentin qui a été mon rédacteur en chef au Canard enchaîné. Après la révélation de ses collusions avec les services tchécoslovaques j’étais complètement stupéfait. C’est une chose tout à fait écœurante que de travailler pendant des années avec quelqu’un et d’ignorer ses connivences avec des services étrangers et le fait qu’il se soit compromis en publiant, avant que je ne sois employé, des articles fournis par la StB. »
« Albert-Paul Lentin, je l’ai connu au Nouvel Observateur et c’est pareil, j’étais carrément ami avec lui, on avait des complicités et on s’amusait bien. Pareil : comment donner sa confiance à quelqu’un et apprendre après qu’il a travaillé pour des services étrangers et qu’il a touché de l’argent pour ça. Ils ont touché de l’argent. »
Idéologiquement, Albert-Paul Lentin avait-il des convictions qui auraient pu le pousser à travailler pour la StB ? Ou était-ce selon vous d’abord pour l’argent – et j’ai pu voir dans le dossier qu’il en touchait régulièrement ?
« Et il faisait des rapports sur tous les gens qu’ils fréquentaient… Sûrement sur moi aussi… On ne peut imaginer une trahison pareille. Alors Albert-Paul Lentin était plutôt à gauche, mais à mon avis ce n’est pas pour ça qu’il est allé travailler pour les Tchèques – c’est pour l’argent, parce qu’il était toujours en peine d’argent et son salaire à l’Observateur n’était pas extraordinaire. »
En épluchant le dossier, on peut lire qu’Albert-Paul Lentin a poussé le zèle jusqu’à écrire des rapports sur les dissidents tchécoslovaques, qui étaient évidemment une cible prioritaire de la StB…
« Alors là c’est encore pire… C’est plus qu’une trahison, c’est vraiment une dégueulasserie. Ce n’est pas supportable de donner des renseignements sur des gens qui sont exilés et qui prennent des risques. »
Cela vous fait-il douter d’autres anciens collègues ?
« Oui, ça m’a fait douter, je pensais qu’à l’Observateur il y en avait encore un autre. Mais au Canard non, Clémentin… Je suis tombé de l’armoire quand j’ai appris ça. C’était lui qui avait recruté des gens dont moi pour faire du travail d’enquête. Grumbach à l’Express je l’ai connu aussi, il m’a fait travailler un moment dans un nouveau journal. »
L’ancien directeur de l’Express, Philippe Grumbach, qui selon les récentes révélations de ce même hebdomadaire était lui un agent du KGB…
« Oui. »
Y avait-il chez Clémentin et Lentin un anti-américanisme primaire, plus prononcé que chez d’autres ?
« Pas vraiment, même si Lentin était assez anti-américain. Mais je ne crois pas que c’était la motivation. La motivation c’est le fric. Et après on fait n’importe quoi, jusqu’à donner des renseignements sur les Tchèques à Paris ! Ce n’est pas la même chose que de donner des renseignements politiques, c’est trahir et donner des gens réfugiés en France avec droit d’asile. Je pense qu’il y a eu d’autres tentatives de recruter des journalistes, je m’attends au pire maintenant… »
On a essayé de vous recruter ?
« Oui, mais moi ce n’était pas les Tchèques, c’était les Polonais, mais ça n’a pas marché ! Ils refusaient de me donner un visa si je ne travaillais pas pour eux. Au moment de Solidarnosc, ils ont refusé mon visa comme sanction parce que je n’avais pas accepté. »
Ce qui est aussi impressionnant dans le dossier Lentin, c’est qu’il connaissait vraiment beaucoup de monde. Il était notamment présent au moment des Accords d’Evian en 1962, il semblait avoir un réseau phénoménal…
« Lentin faisait partie de ce qu’on appelait à Tunis le ‘Maghreb circus’, des Français qui étaient de temps en temps à Tunis et avaient des informations sur la rébellion algérienne via les Américains qui avaient une position ambiguë. Lentin était de ces gens. Il avait des relations chez les gaullistes, il avait même participé au procès de Nuremberg en tant que chargé de mission. Il connaissait du monde ! »
Et il réussissait même à se faire rembourser ses billets d’avion et notes de frais en Islande par la StB pour aller au sommet de l’OTAN, à en croire les archives !
« Clémentin s’est aussi fait payer des voyages en Allemagne par la StB. C’est désolant… »
Plutôt une voiture Simca qu'un bon informateur
Dans son livre, Vincent Jauvert revient sur le cas du haut fonctionnaire de la préfecture de police, Gérard Leconte – nom de code Sámo, une pièce maîtresse pour la « rezidentura » de la StB à Paris dont l’historien spécialiste Radek Schovánek avait déjà parlé en 2010 sur nos ondes.
Radek Schovánek a répondu à nos questions après la lecture des imposants dossiers StB concernant le journaliste Albert-Paul Lentin, il y a déjà plusieurs mois :
« Les services tchécoslovaques estimaient les articles publiés – ce qu’ils appelaient les activités d’influence – étaient d’une grande importance, mais leurs conséquences dans les pays concernés étaient en majorité marginales. La raison est simple : la doctrine soviétique d’activité offensive dans le monde signifiait que les services inféodés aux Soviétiques devaient faire la preuve de leur activité. Chaque officier de la rezidentura se devait de recruter deux informateurs par an. Ces agents n’étaient cependant pas très motivés parce qu’ils ne voulaient pas se faire prendre et déclarer persona non grata puis renvoyer à Prague. Et l’objectif principal d’un officier de la StB en poste à l’Ouest, en tout cas après 1968 et l’occupation soviétique, était d’y vivre le plus longtemps, économiser pour acheter une voiture, une Simca par exemple, et ne pas rouler en Škoda à Prague… »
« Donc ils ne voulaient pas trop recruter des informateurs mais ils y étaient contraints. Il n’y a pas eu d’activités d’importance majeure sauf contre les dissidents tchécoslovaques en exil. »
La 'rezidentura' de Paris, l’une des plus importantes pour la StB
Radek Schovánek : « Oui, Paris était important, c’était la rezidentura plus importante après Bonn, surtout dans les années 1960. A partir de 1968, František Vojtasek collaborait avec le contre-espionnage français auquel il donnait toutes les informations. Mais dans le milieu des années 1960, la StB avait réussi à recruter l’agent au nom de code Sámo, donc Gérard Leconte, la taupe française au sein de la préfecture de Paris. Mais au lieu de miser sur l’importance des renseignements politiques qu’il pouvait procurer, la StB a préféré risquer de le compromettre car elle considérait comme cible plus importante un Pavel Tigrid qui publiait un magazine grâce à l’argent de la CIA et parvenait à le faire passer clandestinement en Tchécoslovaquie. »
Selon Radek Schovánek, rien d’étonnant à ce qu’autant d’affaires soient révélées aujourd’hui :
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« Les ‘années de gloire‘ des services de renseignement tchécoslovaques, particulièrement en France, sont les années 1960 car ils sont en contact avec de nombreux politiciens ou journalistes auxquels ils demandent de l’aide pour ‘finlandiser la Tchécoslovaquie’ ou ‘faire de la Tchécoslovaquie une deuxième Yougoslavie'. Beaucoup de gens ont été pris dans les filets de la StB à ce moment-là mais tout a été terminé avec l’écrasement du Printemps de Prague de 1968 et les potentiels informateurs se sont dit que travailler pour la StB était comme travailler directement pour les Russes. »
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« Donc les contacts et activités les plus remarquables sont au début des années 1960 : c’est le cas du meurtre de Jan Kondeka en 1963 auquel a participé l’agent double Pierre Cardot alias Bohumil Gottwald. Même chose pour le meurtre d’un consul en 1947. Beaucoup de choses restent à analyser en détails, même si la plus importante des actions menées par la StB en France, l’attentat visant l’ancien préfet du Bas-Rhin en 1957 à Strasbourg, est la plus connue. »