« Mon père m’a dit qu’il partait au front pour que je n’aie pas à faire la guerre »
Entretien à écouter en intégralité en appuyant sur lecture ci-dessus
Dmytro Kot est un étudiant ukrainien de 21 ans originaire de Kyiv. Il étudie la philologie française à Olomouc grâce à une bourse de l’Etat tchèque et nous a d’abord parlé de son sujet de mémoire :
« J’ai choisi le sujet des accents en français des gens d’Europe centrale. En arrivant d’Ukraine à Olomouc, je n’avais jamais entendu parler français avec un autre accent que le mien. J’aime bien les accents et voulais apprendre et comprendre les différences. A Paris, j’ai rencontré des Polonais qui avaient un autre accent encore. »
Alors quand quelqu’un parle français ici, vous reconnaissez s’il est tchèque, slovaque, ukrainien ou polonais ?
« Je pense que c’est facile de savoir si c’est un Ukrainien ou un Tchèque, même s’il n’y a pas beaucoup de différences entre l’accent d’un Tchèque et d’un Slovaque. Je peux reconnaître un Polonais qui parle français. »
« Le 24 février mon père m'a appelé tôt le matin pour me dire qu'il allait à la guerre »
Vous êtes arrivé à Olomouc en 2020. Deux ans après, l’agression russe commence le 24 février 2022. Comment apprenez-vous la nouvelle ?
« En fait j’étais en séjour Erasmus à Paris. Mon père m’a appelé tôt le matin, je dormais encore. Il m’a dit que ça avait commencé et qu’il allait à la guerre. C’était comme ça, le premier jour. »
Votre père est parti combattre ? Il y est encore aujourd’hui ?
« Oui, il est à la guerre. On garde le contact, tout va bien. »
Vous êtes rentré à Olomouc après votre séjour Erasmus ? A-t-il été question de rester en France, de partir ailleurs ?
« En fait pour moi rien n’a changé, je devais quand même continuer mes études. J’ai fini mon semestre à Paris puis ai fait un autre semestre à Clermont-Ferrand. Maintenant je finis ma licence et je dois continuer avec ma vie. Mais la vie de ma famille a beaucoup changé. Une partie de ma famille est notamment partie pendant un an en Italie, avant de rentrer à Kyiv il y a environ un mois. Ils sont heureux d’y être rentrés je crois. »
« En France, on ne sait pas trop ce qui se passe en Ukraine »
Après ces deux semestres en France, vous êtes rentré à Olomouc – avez-vous en tant qu’Ukrainien senti des différences de perceptions entre la France et la Tchéquie du conflit actuel ?
« Oui. Je pense qu’en France on ne sait pas trop ce qui se passe en Ukraine. C’est vu comme un pays lointain dans l’Europe de l’Est comme on la considère en France. C’est vu comme très loin avec une autre culture, une culture slave que l’on ne connaît pas – donc il y a beaucoup de questions sur ce qui se passe. »
« En Tchéquie, on connaît beaucoup plus de choses sur ce qui se passe. Il y a aussi ici beaucoup plus d’Ukrainiens. Donc je pense que chaque Tchèque a au moins un ami ukrainien qui peut lui parler de sa situation ou autre, donc ici on est plus au courant. »
Avez-vous des rapports avec d’autres membres de la communauté ukrainienne ici à Olomouc ?
« Oui, j’ai beaucoup d’amis ukrainiens ici, étudiants comme moi. »
Comment l’aide a-t-elle été organisée ici pour les gens qui ont quitté l’Ukraine après février 2022 ?
« Il y a une ONG à 5 minutes d’ici qui avait un centre pour les réfugiés ukrainiens avec de l’aide pour les documents, la nourriture et produits de base. Des amis ukrainiens tchécophones allaient aider sur place, tout comme des Biélorusses ou des Kazakhs notamment. Il y a des étudiants qui faisaient leurs études en Ukraine et qui ont pu obtenir une bourse pour étudier ici. »
« On ne se demande pas pourquoi tu n'es pas à la guerre »
Certains Ukrainiens parlent de ce sentiment de culpabilité quand on est un homme et qu’on est en dehors du pays. Est-ce un sujet de conversation entre les Ukrainiens ici ?
« Disons qu’avec mes amis on n'en parle pas. On ne se demande pas pourquoi tu n’es pas à la guerre alors que tu es un homme. Cela ne se dit pas entre nous mais je pense que chacun le sent et réfléchit en lui-même sur la question d’aller à la guerre ou non. C’est un sujet à traiter personnellement. »
Que vous a dit votre père à ce sujet ?
« Il a dit qu’il est allé à la guerre pour que je ne doive pas y aller. Pour que je puisse faire mes études, continuer avec ma vie… »
Etes-vous le seul garçon de votre famille ?
« Non, j’ai aussi deux frères qui sont en Ukraine. Ils sont plus jeunes que moi. L’un d’eux pourrait théoriquement aller à la guerre mais il fait ses études. L’autre est trop petit pour être enrôlé. »
Vous parliez de Biélorusses et de Kazakhs. Y a t-il aussi des étudiants russes ici à Olomouc auxquels vous avez pu parler ? Est-ce un dialogue que vous ne voulez pas mener si vous rencontrez un ressortissant russe à l’heure actuelle ?
« Non, même avant 2022 j’étais déjà assez nationaliste donc pour moi la communication avec les Russes était déjà trop compliquée. Après 2022, aucune communication, ce n’est pas possible… »
Du russe à l'ukrainien : « J'ai changé la langue que j'utilisais au quotidien »
Vous êtes spécialiste des langues, votre mémoire porte sur les accents – quelle est votre langue maternelle ?
« C’est l’ukrainien. »
Vous n’avez jamais eu de russe à l’école ?
« J’ai eu un semestre de russe en quatrième année à l’école à Kyiv. La raison pour laquelle on l’a supprimé de notre programme est que personne ne voulait apprendre le russe – on trouvait que cela ne servait à rien. J’étais parmi ceux qui ont soutenu cette idée avec mes parents. On a arrêté le russe après ce seul semestre. »
J’ai pu m’entretenir avec des ressortissants ukrainiens dont la langue maternelle était le russe et qui étaient en train d’essayer de l’oublier et même de ne plus parler avec leurs enfants en russe comme ils le faisaient depuis leur naissance. C’est quelque chose de crucial, fondamental…
« Oui, moi aussi je suis passé par là. Jusqu’à mes 15 ou 16 ans je parlais russe. Même si je détestais la langue, je parlais russe parce que l’ukrainien était pour moi le langage de l’élite. Surtout à la télé, les politiciens parlaient ukrainien, tandis que tout le monde parlait russe autour de moi. Je me disais que c’était une langue pour l’élite mais à 16 ans je me suis demandé pourquoi parler une langue que je n’aime pas, qui ne m’est pas proche et que j’écris avec beaucoup de fautes… »
« Même si je parlais russe depuis l’enfance, je ne pouvais pas m’exprimer très bien en russe sur des sujets au-delà de sujets du quotidien. En ukrainien c’était possible, mais il me fallait y réfléchir un peu. Après j’ai changé la langue que j’utilisais au quotidien. Après j’ai poussé mes parents à changer de langue aussi et maintenant tout le monde parle ukrainien autour de moi. »
C’est assez impressionnant, parce que changer sa langue est quelque chose de tellement important culturellement – et de difficile à envisager pour d’autres nations qui auraient du mal à cerner ces enjeux…
« Oui, je pense que pour la plupart des nations, changer de langue est difficilement compréhensible. Mais pour moi c’est assez clair. Les générations d’avant parlaient toutes ukrainien. Le fait que la génération de mes parents ou la mienne parlent russe est dû à la politique coloniale de la Russie que l’on voit même maintenant avec la guerre. C’est juste une langue coloniale dont on n’a pas besoin. »
Ce changement linguistique pour vous a t-il été engendré par l’annexion de la Crimée ?
« En grande partie oui. Et puis mon père m’a posé un défi : parler ukrainien pendant un mois. J’ai relevé le défi et après un mois je n’ai pas voulu revenir au russe. »
Pour qu’on comprenne bien : jusqu’à votre adolescence vous n’avez parlé que russe à vos parents, à vos frères et sœurs ?
« Oui je parlais russe en famille mais dans un contexte plus formel, à l’école ou dans l’administration je parlais ukrainien. Le russe était la langue de la rue, que je ne savais pas écrire ni employer sur des sujets difficiles. »
L'accent russe du président ukrainien
Quand on voit le président Volodymyr Zelensky s’exprimer en ukrainien on a l’impression, même quand on ne le comprend pas, qu’il s’exprime avec plus d’aisance qu’il y a quelques mois. Est-ce que son niveau de langue a changé selon vous ?
« Oui, il s’est beaucoup amélioré ! Au début il devait réfléchir beaucoup avant de parler. Cela se voyait aussi sur les vidéos pré-enregistrées. Maintenant il parle assez bien, mais on sent un accent russe. Je ne pense pas que ce soit un problème, parce que cet accent est répandu sur tout le territoire de l’Est de l’Ukraine. Même ceux qui parlent ukrainien depuis l’enfance ont un petit accent russe, on peut dire un accent régional. »
Parce que lui-même vient de Kryvyï Rih
« Oui, c’est une grande ville de l’Est de l’Ukraine. »
Avez-vous un accent russe quand vous parlez ukrainien aujourd’hui ?
« Non, parce que je suis entouré ici par des Ukrainiens de l’Ouest. Et l’ukrainien est basé sur le dialecte de Kyiv. Comme j’en viens l’accent que j’ai est un accent standard d’Ukrainien. Et comme je suis entouré par des Ukrainiens de l’Ouest j’ai maintenant plus un accent de l’Ouest, ce que mes parents me font désormais remarquer ! »
Est-ce que cela vous gêne quand vous entendez des Ukrainiens qui continuent de parler russe ? Leur faites-vous des remarques ?
« Honnêtement, oui. Je ne sais pas si c’est bien ou mal. Ce ne sont pas des remarques pour leur faire honte, je leur fais remarquer en privé qu’il y a des raisons à opérer ce changement linguistique. »
« Je pense qu'on va finir par supprimer le russe en Ukraine »
Cette question de la langue, qui semble cruciale, va-t-elle se régler avec le temps selon vous ?
« Oui, je pense qu’on va finir par ne parler qu’ukrainien en Ukraine. Mais il faut que les générations changent… »
C’est très compliqué, je crois savoir par exemple que dans une région du pays le dialecte local est un mélange d’ukrainien et de russe…
« Oui. Récemment j’ai vu une vidéo d’un expert de la langue ukrainienne et il qualifiait les Ukrainiens d’’invalides linguistiques’ parce qu’on parlait ukrainien puis est arrivée la langue coloniale et cela s’est mélangé, même chez les politiciens. Le bilinguisme a été un problème et je pense qu’on va finir par supprimer le russe en Ukraine. »
C’est difficile d’envisager l’avenir quand son pays est envahi – combien de temps vous reste-t-il à faire ici à l’université d’Olomouc ?
« Je suis en train de finir le dernier semestre de ma licence. Après je compte partir en France pour faire un master. Je n’envisage pas de rentrer en Ukraine. Il y a la guerre, il n’y a pas beaucoup de travail et moins d’opportunités pour les études. »
Parmi vos anciens camarades de classe, y en a-t-il aujourd’hui au front ?
« Oui, un camarade de lycée est parti combattre. Il va bien. »