Natacha Bartosek : « Le côté coeur est tchèque, la partie droite est française »
« La musique m'a sauvée deux fois. Une fois quand j'étais petite et que ça n'allait pas bien à l'école, qu'on voulait me mettre dans une école de délinquants. Mon prof de musique ne comprenait pas que je faisais des problèmes à l'école J'oubliais de respirer à ses cours, j'avais le souffle complètement suspendu... Ensuite, la musique m'a sauvée quand j'ai émigré. »
Culture sans frontières, c'est aujourd'hui avec Natacha Bartosek, fondatrice et directrice de l'Ensemble de jeunes voix Aposiopée. Nous avons parlé de ce choeur parisien qui a un large répertoire tchèque, dans la précédente édition de ce magazine. Ce fut à l'occasion de deux concerts d'Aposiopée en République tchèque. Aujourd'hui, Natacha Bartosek vous parlera d'elle-même. Fille de l'historien et dissident tchèque, Karel Bartosek (décédé en 2004) et de son épouse française Suzanne (que vous avez également eu l'occasion d'entendre sur nos ondes) Natacha fait donc partie de ceux qui ont la chance d'avoir une double culture, même si, comme elle dit, « elle n'est pas facile à gérer ».
Comment êtes-vous venue à la musique, dans la Tchécoslovaquie communiste ?
« Je crois que c'est un atavisme... Je suis tombée dedans quand j'étais petite. Il paraît que je chantais avant de parler. Et puis j'ai eu la chance d'habiter à trois minutes d'une école de musique, d'une 'Lidova skola', c'est l'équivalent du conservatoire municipal en France. J'y passais mes après-midi. C'est une activité qui m'a tout simplement sauvée, parce que j'étais assez désobéissante et pas très bonne élève à l'école. Il y a eu une vraie rencontre qui s'est passée avec mon prof de solfège, de 'hudebni nauka' qui s'appelle Vladimir Roesel et à qui j'ai dédié le concert à Prague. Avec lui, c'était un vrai coup de foudre mutuel, je pense, il m'a accompagnée dans tout... J'ai fait du violoncelle pendant dix ans, du piano, de la harpe... Et j'ai toujours fait du chant, parce que dans les conservatoires municipaux tchèques on étudie la voix comme instrument, contrairement aux conservatoires municipaux français. C'est aussi pour cela que j'ai créé Aposiopée, pour que les enfants étudient le chant comme un instrument, pour que ce ne soit pas juste une pratique collective, mais aussi un travail individuel. Car la voix doit être travaillée, d'une façon individuelle et hebdomadaire. Donc, je dois dire que l'enfance que j'ai eue, artistique et musicale, l'éducation que j'ai reçue, je crois que tout le monde peut me l'envier. J'ai eu un professeur d'art dramatique extraordinaire, des professeurs de violoncelle et de piano formidables... »
Tous dans l'ancienne Tchécoslovaquie ?
« Oui, à Prague 5. »
Harcelée par les communistes, la famille Bartosek décide de s'exiler au début des années 1980 en France.
« Ma personnalité s'est construite ici, même si je suis de double culture, parce que ma maman est Française. Pendant la plupart des vacances scolaires, on allait en France, à la maison on parlait français... Il n'empêche que mon environnement social et culturel était tchèque. Même si les Tchèques me voient comme une Française et les Français me voient comme une Tchèque... »
Et vous-même ? Comment vous vous voyez ? On doit vous poser souvent cette question...
« Oui ! Quand j'étais toute petite, on me demandait : Qu'est-ce que tu préfères ? La France ou la République tchèque ? Mais c'était une question à laquelle je ne pouvais jamais répondre... Moi, pour rire, je dis, que je suis moitié Tchèque, moitié Française. Le côté coeur, la partie gauche est tchèque et la partie droite est française. Maintenant, la double culture n'est pas facile à gérer, même si c'est une richesse. Quelque part, je suis étrangère dans les deux pays et je suis chez moi dans les deux pays. En tout cas, je dois énormément à la Bohême, à la République tchèque et à la France aussi...Je ne sais pas comment vous dire... Je suis née comme ça et j'ai même du mal à imaginer comment on fonctionne au niveau cérébral avec une seule langue ! Je pense que la pensée précède les mots, le verbe. Beaucoup de gens me disent que la pensée s'appuie sur des mots, mais pour moi, elle existe avant. Les mots ne sont qu'un moyen. C'est peut-être pour ça aussi que je suis tombée dans la musique, parce qu'il n'y a pas de mots. La pensée s'exprime par des sons et c'est un moyen beaucoup plus rapide, simple et expressif pour dire des choses. »
Ce départ de la Tchécoslovaquie, comment l'avez-vous vécu ?
« Le contexte politique était difficile. Mon père, Karel Bartosek, historien et dissident, a été emprisonné en 1972. Il a perdu son travail à l'Académie des Sciences, il a été manoeuvre, postier, puisatier. Il a même chauffé mon école primaire, j'allais le voir pendant la récréation dans la 'kotelna', la chaufferie, où il avait tous ses papiers intellectuels, entre les fours... Il a trouvé un sens à rester ici, à se battre avec tant d'autres dissidents, bien sûr. Mais à un moment donné, je pense qu'il a été fatigué par la lutte pour son pays, il s'est dit : maintenant, je veux exercer mon travail, je veux encore être historien. Il avait 50 ans... Nous sommes donc partis sur son souhait. Nous, la famille, nous l'avons suivi en 1968, parce qu'on était en France à l'époque. Il voulait rentrer dans le pays à cause de ce qui se passait ici. Après, nous l'avons suivi en 1982. Nous étions plus ou moins déchus de notre nationalité tchèque, puisque nous, les enfants, nous avions la double nationalité. Quand on me demande quelle a été la plus grande difficulté dans la vie à surmonter, je dis que c'était l'émigration. Le fait de partir et de se dire : je ne reviendrai plus jamais, le fait de 'brûler les ponts derrière soi', comme on dit on tchèque, c'est assez terrible. En partant, nous avons vraiment pensé qu'on ne reviendrait plus jamais. Il se trouve que sept ans après, les systèmes se sont effondrés comme des châteaux de cartes... Ce qui m'a sauvée à ce moment-là, c'était encore une fois la musique. Je me suis accrochée à ça en arrivant en France. Je me suis découverte une vocation dans la direction de choeur, c'est venu petit à petit. »
Aujourd'hui, vous vivez à Paris...
« Je vis à Paris et je viens rarement ici. J'espère que je viendrai plus souvent. Je ne peux pas vous l'expliquer... Cette violence de l'immigration n'est pas encore tout à fait réglée. Je me refuse de venir, mais chaque fois, au bout de trois ans, tout à coup, il faut que je vienne, mais il faut que je sois là à toute vitesse ! C'est irrésistible. J'ai donc ces intervalles de trois ans. Je ne peux pas venir comme si c'était facile. »
Pour un week-end, par exemple...
« Pourtant, ça serait tout simple, nous avons un petit appartement à Prague... Peut-être que je suis encore dans la logique de s'enraciner quelque part et surtout ne pas me déséquilibrer. Après la chute du régime, quand les gens me demandaient pourquoi je ne voulais pas revenir, vivre ici, je leur disais : mais vous ne vous rendez pas compte de l'énergie que c'est de s'enraciner quelque part ! Je ne vais pas m'amuser à me déraciner et encore une fois m'enraciner là, d'où je suis déjà partie, d'où je me suis déracinée... »