Nicolas Offenstadt : « 1918, c’est un monde des possibles »

Photo: Éditions Stock

A l’occasion du centenaire de la fondation de la Tchécoslovaquie, Radio Prague vous propose un entretien avec Nicolas Offenstadt. Médiéviste de formation, l’historien est également spécialiste de la Première Guerre mondiale et désormais de la RDA, où il s’est récemment livré à un travail de recherche original, à base d’exploration urbaine et intitulé Sur les traces de la RDA. A notre micro, il est revenu sur les enjeux de cette année 1918, en Europe centrale, l’année de la naissance de la Première République tchécoslovaque.

1918 et ses fenêtres d’opportunité

L’Autriche-Hongrie, avant la Première Guerre mondiale, est un empire organisé autour de deux monarchies, celle de l’Autriche et de la Hongrie. C’est aussi un Etat multinational où cohabitent de très nombreuses nationalités, et notamment Tchèques et Slovaques. Pouvait-on imaginer quand commence le conflit, que cet Etat allait se désagréger ? Etait-il si fragile ?

Nicolas Offenstadt,  photo: le mollat/YouTube
« Evidemment, il faut faire attention, il faut se garder de toujours regarder l’histoire après coup. C’est-à-dire qu’il ne faut pas juger cet empire en fonction du résultat et de son démembrement en 1918. Il y avait évidemment dans l’Empire des forces qui étaient centrifuges. C’est le cas notamment avec tous les mouvements intellectuels qu’il pouvait y avoir parmi les Tchèques et les Slovaques. C’est le cas évidemment aussi avec les Slaves du Sud. Il y avait des mouvements nationalistes très importants. Et, ce qu’il faut rappeler, c’est qu’il y avait beaucoup de possibles envisagés à cette époque. Il y avait d’ailleurs déjà, à l’intérieur même des élites impériales, certains qui promouvaient un genre de réforme qui aurait permis de donner plus de liberté, ou en tous les cas plus d’autonomie, aux Slaves. Donc, rien n’était joué en 1914 assurément. »

Pour ce qui est des Tchèques par exemple, il y a d’abord surtout une demande de davantage de droits, notamment politiques, une autonomie sur le modèle peut-être de ce qu’avaient obtenu les Hongrois en 1867. Qu’est-ce qui explique une évolution vers des velléités indépendantistes ?

L'assassinat de François-Ferdinand,  source: public domain
« La guerre va évidemment là jouer un rôle très important. L’Empire lui-même va parfois décevoir par rapport aux réformes qui étaient attendues. L’assassinat de François-Ferdinand va aussi jouer un rôle important, parce qu’on savait qu’il était sans doute partisan d’une solution ‘trialiste’, qui aurait donné plus de pouvoir aux Slaves à l’intérieur de l’Empire. C’est sans doute aussi l’une des raisons de son assassinat ; il n’aurait pas permis aux velléités indépendantistes de se développer de la même manière s’il avait accordé plus de droits. Il y a donc le développement de tout un ensemble d’éléments, les raidissements de l’Empire, le développement de la guerre, l’autonomie, et puis aussi les cercles éclairés qui profitent de la guerre pour avancer vers l’autonomie.

C’est donc à la fois lié à la structure de l’Empire, aux mouvements indépendantistes ou autonomistes à l’intérieur de chacune des nationalités et, il faut bien le dire, c’est lié aussi à l’évolution de la guerre. Je vous parlais d’une certaine manière de forces profondes, mais il y a aussi la conjoncture de 1918, c’est-à-dire l’effondrement de l’Empire militairement, son incapacité à se réformer. Ce qu’on peut dire d’ailleurs et ce n’est pas spécifique à l’Empire austro-hongrois, mais propre à certains de ses caractères, c’est qu’on est dans un moment où il y a des fenêtres d’opportunités pour tout le monde. 1918, c’est un monde des possibles. La guerre change beaucoup de données, les défaites changent un certain nombre d’éléments, les révolutions aussi. Il y a du coup eu là une fenêtre d’opportunités par de nombreuses nationalités, avec des modalités variées, en 1918. »

1918, un monde qui change

Comment, au cours de l’année 1918, l’enchaînement des événements conduit-il à la désagrégation de l’Autriche-Hongrie ? Alors même que Charles Ier, qui avait succédé à François-Joseph à la fin de l’année 1916, avait tenté d’impulser des réformes pour sauver cet Etat…

« Oui, il y avait eu des réformes, il y en a eu encore après la paix de Brest-Litovsk (signé début mars 1918, le traité marque la fin des hostilités avec la Russie, ndlr). Il y a donc eu des tentatives qui se sont avérées insuffisantes. Il faut aussi rappeler que les conditions de la guerre sont très dures pour tout le monde, et notamment pour les minorités, parfois traitées assez durement dans l’Empire austro-hongrois. C’est le cas en particulier des Slaves. Donc, au sein de l’armée, même si globalement l’armée austro-hongrois a tenu pendant très longtemps, y compris avec ses minorités, en 1918, il y aussi un rejet de la guerre qui est croissant. Il y a tout un ensemble de soldats qui se sentent maltraités. C’est le cas des Tchèques et des Slovaques, c’est le cas des Slaves du Sud. Il y a tout un ferment, qui est à la fois celui des nationalités, mais qui est aussi une question de rejet de la guerre, de révolution. On est dans un monde nouveau qui est en train de jaillir en 1918.

Tchèques et Slovaques, Slaves du Sud, Polonais, etc. s’inscrivent évidemment dans les revendications de nationalité, mais ce sont aussi des soldats qui en ont assez de la guerre, c’est parfois aussi des soldats qui se politisent. Il faut rappeler que nous sommes dans un monde où les choses vont extrêmement vite et, où, partout, se déclenchent des révolutions qui peuvent avoir des répercutions au sein de l’Empire, et nous savons qu’il y en a eues. C’est à chaque fois plusieurs niveaux, plusieurs degrés, qui expliquent qu’on passe de la situation de 1914 à celle de 1918. »

La date de 1918 est souvent considérée comme étant celle de la fin de la Première Guerre mondiale. Or il y a de nombreux conflits après 1918 qui impliquent les nouveaux Etats d’Europe centrale. La Tchécoslovaquie est engagée en Pologne au début de l’année 1919 pour une question territoriale. Il y a une intervention la même année en Hongrie. Quand finit la Première Guerre mondiale et comment expliquer ces conflits centre-européens ?

« Oui, vous avez tout à fait raison. La dissolution, la dislocation de l’Empire austro-hongrois, avec la création des nouveaux Etats ne se terminent pas en 1918, bien loin de là. Pourquoi ? Parce qu’en réalité, toutes ces nationalités étaient entremêlées, parce que, comme je vous le disais, on est aussi dans un monde qui bouge où il y a beaucoup de rapports de force, beaucoup de tensions, où rien n’est joué, où il y a plein de possibles. Les nationalités s’affrontent, parce qu’il y a des entremêlements, parce qu’il y a des rapports de force et du coup on a pour toute cette Europe centrale, y compris la Tchécoslovaquie, des querelles frontalières qui sont très importantes et qui vont durer plusieurs années.

Těšín
Ce qu’il est intéressant à rappeler, c’est que ces querelles frontalières – par exemple entre Hongrois et Tchèques, entre Autrichiens et Slovènes ou Serbes, entre Roumains et Slaves du Sud, autour de la région de Teschen entre les Tchèques et les Polonais (la région de Těšín en tchèque, ndlr) -, tout cela, c’est un conflit à multiples aspects. Il y a un aspect diplomatique, il y a un aspect militaire, parce que parfois il y a des affrontements militaires aux frontières, et puis il y a aussi un aspect politique où un certain nombre d’éléments vont être réglés par des référendums.

On est dans un monde où tous les niveaux s’entremêlent, politique, diplomatique et militaire et cela dure évidemment longtemps parce que les rapports de force sont loin d’être stabilisés. C’est beaucoup de nouveaux Etats qui naissent en même temps, donc les frontières sont incertaines, les gouvernements sont incertains aussi. Il y a eu des mouvements révolutionnaires qui ont été parfois vainqueurs, parfois vaincus par des pouvoirs contrerévolutionnaires ou conservateurs. C’est le cas de la Hongrie. Nous ne sommes donc pas du tout, politiquement, diplomatiquement et militairement dans un monde de la stabilité. C’est bien évident qu’il faut du temps avant que les frontières ne se stabilisent, avant que les gouvernements se stabilisent et certains d’ailleurs ne se stabiliseront jamais vraiment. »

1918, des défis multiples pour les Etats naissants

Quelle influence la révolution bolchevique, le communisme, ont-ils en Europe centrale ? Vous avez évoqué la Hongrie, il y a également des mouvements révolutionnaires en Allemagne. Qu’en est-il en Tchécoslovaquie ?

« C’est cela qui est très intéressant : partout se développent de nouveaux mouvements, en Bohême-Moravie, en Slovaquie et dans toute l’Europe centrale. C’est effectivement le communisme, avec la naissance partout de partis communistes, avec aussi, dans la période d’incertitude de 1918-1919, la naissance de républiques des conseils, plus ou moins avancés, plus ou moins forts. C’est le cas aussi pour toute l’ex-Autriche-Hongrie. On a un mouvement qui est tout à fait transnational, et c’est le principe même du communisme, qui touche les Slaves de la même manière, avec évidemment des divergences. Et puis, il y a aussi quelque chose qui est très important, qui est lié à la sortie de la guerre et à l’expérience des soldats et qui est vrai aussi en Tchécoslovaquie, c’est l’apparition d’un fort mouvement pacifiste, qui n’est pas uniquement le propre du communisme, même si le communisme est né du feu. En cela, la Tchécoslovaquie, une démocratie, va retrouver ces courants d’opinion à l’égal, et parfois avec certaines différences, des autres pays d’Europe centrale et d’Europe en général. »

Quels sont les principaux défis qui se posent à ces nouveaux Etats et notamment à la Tchécoslovaquie ? L’Autriche-Hongrie était un Etat multinational. C’est le cas aussi de la Tchécoslovaquie naissante…

« Tout à fait et notamment, on le sait, avec la minorité allemande des Sudètes, qui va lui être fatale d’une certaine manière. Il y a plusieurs défis pour tous ces Etats, au moins trois ou quatre, selon la manière dont on les groupe. Il y a d’abord un défi économique. Il faut s’assurer de la viabilité de ces Etats, d’où un certain nombre, et c’est le deuxième défi, de querelles aux frontières, qui sont liées à la volonté de posséder les régions industrielles, les régions les plus riches, celles qui ont des ressources naturelles. C’est le cas notamment autour des conflits entre la Tchécoslovaquie et la Pologne notamment. Mais c’est le cas aussi ailleurs, par exemple entre l’Allemagne et la Pologne. Il y a donc cette question de trouver des systèmes territoriaux et industriels viables, qui sont liés au deuxième défi de s’assurer une diplomatie protectrice. C’est évidemment quelque chose de très important pour la Tchécoslovaquie, d’où toute une série d’alliances qui vont se mettre en place à la sortie de la guerre, pour se protéger par exemple contre les velléités révisionnistes ou territoriales.

Le troisième défi, c’est la question des minorités. Comment gérer et intégrer ces minorités ? En l’occurrence pour la Tchécoslovaquie, c’est évidemment en particulier le cas de la question des Allemands des Sudètes, et on sait que cette question va être très lourde pour l’histoire du jeune Etat. Enfin, il y a la question – et on pourrait dire que de ce point de vue, la Tchécoslovaquie va s’assoir le plus favorablement -, la question donc d’assurer un régime politique stable et démocrate, quand c’est cela que les populations ont choisi. C’est donc en réalité tout un ensemble de questions qui sont cruciales, qui s’articulent les unes aux autres, mais qui sont tout sauf jouées d’avance pour les différents Etats. Et on sait très bien qu’il y en a qui arriveront très peu à se stabiliser. Le cas de l’Autriche montre que, finalement, l’autoritarisme va progressivement l’emporter. »

Des mémoires différenciées sur 1918

Cette année 2018 marque en France la fin des commémorations de la guerre de 14-18. Ici, en République tchèque, elle est évidemment beaucoup plus marquée par cet anniversaire de la fondation de l’Etat tchécoslovaque, qui occulte peut-être un petit peu la mémoire de la Première Guerre mondiale. Comment percevez-vous ces mémoires différenciées de ce conflit ?

« Il est évident qu’il y a quand même deux grandes matrices mémorielles que vous venez d’évoquer. Pour les Etats anciens, pour qui la guerre n’a pas eu de sens national particulier, si ce n’est éventuellement de le renforcer, voire de l’affaiblir par certains côtés, la commémoration est avant celle de l’expérience militaire, de la guerre, de la mort, du deuil. C’est le cas évidemment notamment pour la France ou pour la Grande-Bretagne. Mais pour les Etats qui sont nés, ou qui ont été refaçonnés à la suite de la Première Guerre mondiale, il est évident que d’une certaine manière, c’est la naissance de la nation qui l’emporte. C’est le cas pour la Tchécoslovaquie, c’est le cas d’une certaine manière pour la Roumanie aussi, pour prendre un autre exemple.

Pour la Tchécoslovaquie, c’est évidemment un cas spécifique. Vous célébrez une armée contre laquelle vous vous êtes construits en quelque sorte, puisque tous les soldats tchèques et slovaques, à part évidemment les légionnaires qui formaient une toute petite minorité, ont combattu dans l’armée austro-hongroise, une entité, un Empire, contre lequel est né la Tchécoslovaquie. Cela a toujours été difficile mémoriellement pour l’Etat tchécoslovaque, de célébrer les combattants contre lesquels on s’est construit. Et d’ailleurs la mémoire tchécoslovaque s’est construite tout autant sur les légionnaires, qui avaient été actifs dans les armées des alliés, soit du côté des Russes ou des Français, voire des Italiens. Et quand vous regardez un certain nombre de monuments tchèques et slovaques, ils mettent en avant ces légionnaires. C’est le cas pour le soldat inconnu, c’est le cas aussi pour un certain nombre de grands monuments de Prague, où on célèbre finalement une petite minorité des soldats, qui n’ont pas combattu avec l’immense majorité, qui était austro-hongroise. La mémoire tchécoslovaque est donc tout à fait contournée et compliquée. C’est évidemment la mémoire de la naissance de la nation, mais c’est aussi une mémoire qui ne peut pas prendre en charge, en quelque sorte, complètement l’investissement des Tchèques et des Slovaques qui étaient alors austro-hongrois. »

La Tchécoslovaquie communiste, le pays disparu ?

Photo: Éditions Stock
Nicolas Offenstadt, j’aimerais aborder avec vous un autre sujet, puisque venez de publier un ouvrage, Le Pays disparu. Sur les traces de la RDA. Vous étudiez l’ancienne RDA avec, entre autres, un outil un peu particulier, l’exploration urbaine. Avez-vous identifié des pistes de recherche qui pourraient également être pertinentes pour un objet comme la Tchécoslovaquie communiste ?

« Oui, c’est certain. Il faut rappeler d’un mot ce qu’est cette enquête. Ce qui m’avait frappé en voyageant dans l’Allemagne de l’Est, mais aussi dans tout l’ancien bloc soviétique, c’est combien il y avait une présence-absence de ces régimes, et cela sous deux modalités. D’abord et en particulier en Allemagne de l’Est, mais pas uniquement, c’est l’immensité des usines, des immeubles voire des maisons à l’abandon, qui dataient de cette époque, pour différentes raisons liées à la liquidation de la RDA. Et j’ai décidé pour mon enquête en tant qu’historien de visiter tous ces lieux abandonnés et même de rentrer à l’intérieur en faisant de l’exploration urbaine, pour voir ce qu’il en restait. Il en restait beaucoup de choses, d’abord des fresques, des peintures, différents éléments artistiques, qui témoignent de l’époque soviétique ou du bloc de l’Est. On y trouve aussi assez étonnamment des archives à l’abandon, par terre parfois, parfois des archives très importantes qui tiennent à l’histoire du parti. On y trouve encore beaucoup d’objets qui témoignent de l’économie, du Comecon de l’époque et donc qui rappelle la production socialiste. Pour moi, ces lieux abandonnés sont en réalité très riches et l’historien peut les faire parler.

Il reste aussi dans l’espace public, plus ou moins selon les pays, beaucoup de statues, de traces, de peintures, de restes de l’époque soviétique, qui sont parfois extraordinairement parlants, non pas seulement comme témoins de cette époque mais aussi des abandons qui ont pu être faits ensuite. Et donc par extension, je suis allé me promener ailleurs aussi, en Pologne notamment mais aussi en République tchèque et on pourrait tout à fait mener une enquête qui nous dise qu’est-ce qu’il reste de ces régimes, à la fois comme ruines, comme abandons, et aussi comme traces tout à fait présentes, à travers les sculptures, à travers parfois des petites peintures. C’est quelque chose qu’on pourrait étendre à la République tchèque et il y a d’ailleurs eu des enquêtes qui ont été en partie menées. On pourrait ainsi comparer comment les traces restent plus ou moins frappantes selon les différents pays et, peut-être plus intéressant encore, savoir comment les habitants les vivent. Parce que mon enquête dans l’ex-Allemagne de l’Est, dans ce ‘pays disparu’, c’est aussi parler avec les habitants, ceux qui sont là, que disent-ils de leur ancienne usine ? Que disent-ils de cette statue qui reste ou qui ne reste pas ? Autrement dit comment les gens se sont approprié la disparition d’un ancien paysage, ou au contraire sa persistance ? »

L’ouvrage de Nicolas Offenstadt, Le Pays disparu. Sur les traces de la RDA, est publié aux éditions Stock dans la collection « Les Essais ».