1918-2018 : penser le patriotisme à travers l’exemple tchécoslovaque

Tomáš Garrigue Masaryk et des officiers de la mission militaires française, photo: Archives de VHÚ

A l’heure où les identités nationales se replient sur elles-mêmes, où les égos nationaux semblent prévaloir envers et contre toutes les leçons que l’histoire nous a apprises, peut-il exister une fierté légitime d’être tchèque ou français ou autre, sans pour autant tomber dans un nationalisme exclusif d’autrui ? En ce jour de fête nationale tchèque, où l’on célèbre le centenaire de la naissance de la Tchécoslovaquie, il est peut-être intéressant de revenir sur les idées et valeurs qui ont prévalu à la création de ce tout nouvel Etat dont on rappellera que s’il n’existe plus depuis 1992 et sa séparation d’avec la Slovaquie voisine, ce divorce s’est déroulé sans heurts. Dans l'histoire de l'humanité, ce type de règlement pacifique relève plus de l'exception que de la norme... Demandons-nous alors : quelle était la spécificité profonde de la création de cet Etat tchécoslovaque et que peut-on souhaiter aux Tchèques (et aux Slovaques), disons, pour les cent prochaines années ? Telles sont quelques-unes des questions que nous avons posées à plusieurs personnes de générations différentes, liées de près à ce pays né il y a tout juste cent ans.

Tomáš Garrigue Masaryk et des officiers de la mission militaires française,  photo: Archives de VHÚ
Václav Eugène Faucher est ancien professeur d’allemand à Nancy, et est également le président de l’Amitié franco-tchéco-slovaque qui édite régulièrement un bulletin d'informations important pour la communauté tchèque et tchécophile en France. Replaçant dans son contexte historique plus large la création de l'Etat tchèque (et slovaque), il n'hésite pas une seconde sur la signification profonde du centenaire que nous célébrons aujourd'hui :

« Cela signifie la prise de conscience de la raison fondamentale de la fierté tchèque. En effet, quand vous relisez La résurrection de la méthode de Masaryk et que vous tombez sur le premier chapitre, vous trouvez l’intitulé Le testament de Komenský. Quand vous vous engagez dans la lecture de ce chapitre qui est bourré de faits, vous voyez qu’il est assez peu question de Komenský sauf au commencement et à la fin. Qu’est-ce qui intéresse Masaryk dans ce Testament de Komenský ? C’est la phrase que voici : ‘Je crois par la grâce de dieu que le gouvernement de tes affaires reviendra au peuple tchèque’. Un peu plus loin Masaryk dit que cette phrase du Testament de Komenský a été sa devise pendant son périple autour du monde. Alors qu’est-ce que cela à voir avec la fierté tchèque ? Le rapport tient au fait que, si Masaryk a eu l’énergie et le pouvoir de concentration grâce auxquels il a réussi tout ce qu’il a réussi et notamment l’accession de son pays à l’indépendance, c’est parce qu’il était animé d’une fierté immense venant d’une chaîne héréditaire dont le maillon principal, à ses yeux, était Komenský. Mais avant Komenský, bien sûr, il y avait les Hussites et puis après Komenský, toute la succession des éveilleurs de l’identité tchèque. Jamais la fierté reposant sur la conscience de cette hérédité prestigieuse n’a été aussi légitime que le 28 octobre 1918 et jamais le Testament de Komenský, autrement dit l’authenticité de l’ascendance tchèque, remontant jusqu’aux guerres hussites n’ont été vérifiés à un tel point. La réussite de Masaryk, en 1918, était totalement improbable. Lorsqu’il a quitté son pays, les socio-démocrates pragois ont considéré que c’était un fou et qu’il lançait le peuple tchèque dans une aventure qui se conclurait dans une catastrophe pire que la Montagne blanche. Il faut garder en mémoire les mises en garde qu’ils ont été prodiguées quand il a quitté son pays au début de la Première Guerre mondiale. Tous ces obstacles Masaryk a réussi à les surmonter grâce à l’énergie indomptable dont il était redevable à la fierté tchèque dont le garant principal à ses yeux était Komenský. »

Ceux qui sont familiers des relations franco-tchèques savent également que Václav Eugène Faucher est le fils du général Faucher qui a dirigé la mission militaire française en Tchécoslovaquie dans l’entre-deux-guerres, à la suite du général Pellé. La France ayant eu un rôle actif dans la reconnaissance et la fondation de la Tchécoslovaquie indépendante, elle était également présente sur place une fois cette indépendance acquise, afin d’aider les Tchécoslovaques à créer et former leur toute nouvelle armée. Son fils revient sur les conditions dans lesquelles le général Faucher est arrivé à Prague.

Les officiers de la mission militaires française. Le général Eugène Mittelhauser  (le troisième à gauche),  photo: Archives de VHÚ
« Au moment où il est arrivé à Prague en février 1919, la première mission qui lui a été confiée était d’assister le général Mittelhauser dans la contre-offensive face à l’invasion hongroise de la Slovaquie. Les Slovaques lui en ont été très reconnaissant à telle enseigne qu’en 1946 ils lui ont accordé le titre de citoyen d’honneur de la ville de Bratislava. Bien avant cet acte relativement tardif de 1946, il avait été fait membre d’honneur de l’Amicale des anciens combattants slovaques sur le front slovaque de 1919. Le plus intéressant, à mon sens, c’est l’étude des motivations de mon père, parce qu’il est tout à fait exceptionnelle et invraisemblable qu’un officier reste à un poste quelconque pendant une aussi longue durée. Mon père est arrivé en février 1919 et il est parti en décembre 1938. Une telle persévérance dans l’exécution de sa mission est quelque chose de tout à fait étonnant et les notes de son dossier personnel, que nous pouvons consulter au service historique de l’armée, soulignent inlassablement son abnégation car lorsque l’on persévère dans un poste, on nuit évidemment à son avancement. L’avancement est conditionné par la mobilité et bien là, mon père a choisi le contraire de la mobilité. Il a choisi l’enracinement. »

Un enracinement en Tchécoslovaquie que son fils explique notamment par l’enfance et la scolarité de son père, qui a grandi dans cette école française qui éduque des « bataillons de futurs petits soldats » prêts à en découdre pour prendre leur revanche sur l'Allemagne victorieuse de 1870. Le futur général Faucher n'est apparemment guère sensible à la propagande au premier degré inculquée sur les bancs de l'école. Il choisit l'armée, certes, mais a un parcours militaire singulier dont son poste à Prague est le symbole :

« Lorsque le général Pellé a écrit à mon père, à la fin de 1918, une lettre manuscrite où il lui dit ‘Venez avec moi, vous êtes l’homme de la situation’. S’il a donné suite à cette offre de Pellé, ce n’est pas tellement parce qu’il se sentait l’homme de la situation mais c’est parce que cela lui permettait de fuir. Il a très rapidement compris que ce point de fuite avait été très judicieusement choisi parce qu’il est tombé dans un pays qui connaissait le paroxysme de sa fierté. La fierté qu’il n’arrivait pas à reconstituer en France, il la trouvait offerte sur un plateau en Tchécoslovaquie. Voilà pourquoi il resté pendant vingt ans dans ce pays. C’était le pays du Sokol, le Sokol où tous les ans avec le Slet, on célébrait la quintessence de la fierté tchèque. »

C’est ainsi donc que l’on peut expliquer l’attachement du général Faucher à ce petit pays nouvellement créé, un attachement qui trouvera son illustration dans un geste fort et inouï de la part d’un militaire : face aux pressions exercées par la France et l’Angleterre sur la Tchécoslovaquie, il donne sa démission au gouvernement français le 23 septembre 1938 et se met à la disposition de l’armée tchécoslovaque.

Tomáš Garrigue Masaryk et Les officiers de la Mission militaires française. Le général Louis Eugène Faucher est le deuxième à droite | Photo: VHÚ
A l’heure où les deux puissances occidentales sont sur le point de céder à Hitler (les Accords de Munich seront signés le 30 septembre), un haut dignitaire français, par son geste, déclare haut et fort qu’il est un patriote français, bien plus qu’un Daladier, et d’une certaine façon, devient dans le même temps un patriote tchèque, sans que les deux ne s’excluent…

La Tchécoslovaquie, comme modèle de démocratie et d’inspiration pour un patriotisme exempt de chauvinisme et inclusif ? Ce fut en tout cas une des idées de départ, comme le rappelle Françoise Mayer, historienne française spécialiste de l’histoire du communisme dans le pays :

« S'il faut commémorer quelque chose aujourd’hui, c'est le rêve qui était à l'origine de cette fondation du premier Etat, un rêve d'indépendance, un rêve pour une démocratie, un rêve de la possibilité d'une cohabitation de différentes ethnies. Que ce rêve ait abouti quelques années plus tard à Munich, n'empêche pas que l'idée était très riche et peut-être qu'on aimerait davantage réactivée actuellement. »

Car ce qui suscite l’inquiétude de certains aujourd’hui, c’est l’émergence d’une société clivée, divisée, traversée par des courants xénophobes et attirée par les sirènes des discours populistes. Un phénomène qui n’est pas propre aux pays tchèques mais qui s’exprime peut-être davantage dans ces régions d’Europe centrale dont l’histoire récente n’a guère été un long fleuve tranquille. A peine constituée, la Tchécoslovaquie démocratique sombrait, enchaînait deux totalitarismes avant de retrouver la liberté en 1989.

Tomáš Garrigue Masaryk avec le général Pellé,  photo: Site officiel de Villa Pellé
Si les premières années post-révolution de Velours ont semblé renouer avec la tradition masarykienne, avec le président Václav Havel à la tête de la République tchèque, les deux derniers chefs de l’Etat tchèque ont été bien éloignés de l’idée véhiculée par le fondateur de la Tchécoslovaquie en 1918, comme le constate Françoise Mayer :

« Lorsque l'on pense à Masaryk, même si on peut émettre des critiques sur ce qu'il a voulu faire ou ce qu'il a fait, on a une idée de l'institution présidentielle qui est très éloignée de celle que nous renvoie l'actuel président. J'ai du mal à imaginer T. G. Masaryk s'exprimer comme ce dernier, prendre des libertés avec langue tchèque, le vocabulaire, le niveau de langue, comme le fait Miloš Zeman. Cela donne une image qui fait douter du statut de cette position présidentielle, ce qui peut être dangereux. »

Pourtant, en République tchèque, il existe une nouvelle génération, celle née après la révolution de velours, celle qui n’a évidemment pas connu le nazisme ni le communisme, ou très peu, et pour qui être tchèque et citoyen du monde n’a rien d’incompatible.

Radio Prague est allée à la rencontre de certains de ces jeunes, au Lycée Neruda à Prague, dont vous pourrez entendre les témoignages dans notre émission de lundi, et a également discuté avec Lenka Hubáčková, professeure d’histoire-géographie dans la section franco-tchèque de l’établissement :

« Ce que j’aimerais retrouver, c’est un certain optimisme, la volonté de construire notre Etat, notre démocratie, de la faire progresser. Rien n’est jamais acquis et il faut la faire vivre. J’aimerais retrouver un certain enthousiasme. A l’époque, même s’ils sortaient de la guerre, ils étaient pleins d’optimisme. Je pense que je suis patriote et comme tous les Tchèques, je suis en général plus patriote à l’étranger. Surtout en vivant à l’étranger, c’est là où je me suis le plus sentie tchèque. La période où je l’ai le plus senti, c’est pendant mes études dans un master franco-russe. Autour de moi, il n’y avait que des Russes et des Français, j’étais la seule Tchèque. C’est là où j’ai réalisé qu’on avait une particularité, mais on comprend les deux, on peut s’adapter. Une petite nation est davantage capable de se mettre dans la peau des grandes nations : on est plus motivés à apprendre des langues, à connaître la géographie d’un autre pays etc. Ce qui me fait plaisir quand je voyage à l’étranger, c’est qu’on y rencontre toujours des Tchèques. Même à l’autre bout du monde ! »

En ce jour anniversaire de la fondation de la Tchécoslovaquie, laissons enfin la parole au fils du général Faucher et à l’ancienne secrétaire d’Etat américaine Madeleine Albright, qui, tous deux, formulent leurs vœux pour l’avenir de la République tchèque :

Madeleine Albright | Photo: Filip Jandourek,  ČRo
« Faire l’impossible pour restaurer les conditions du paroxysme de la fierté tchèque que nos ancêtres ont connu en 1918 ».

« Mon message, c’est que ceux qui sont nés là-bas et sont tchèques doivent se souvenir de la fondation de leur pays. Il a été fondé sur des principes démocratiques avec des relations étroites avec les Etats-Unis. T. G. Masaryk a été à mon avis un des présidents les plus remarquables au monde. Sa présidence était basée sur des principes démocratiques, les droits égaux pour les femmes, un sens du devoir patriotique, mais aussi sur la compréhension que le pays profiterait du fait d’avoir des relations avec d’autres Etats. Les gens doivent se souvenir que le mandat de Masaryk est un moment glorieux de leur histoire. Il y a eu plusieurs espoirs, plus tard, de retrouver cela. Je pense par exemple au Printemps de Prague en 1968 ou évidemment après la Révolution de velours. Václav Havel était reconnu comme un humaniste et une personne qui croyait au pouvoir des sans-pouvoirs. Sa vision des choses, c’est quelque chose dont les Tchèques doivent se souvenir. Je suis très fière d’être née à Prague et j’espère vraiment que les gens vont se souvenir de la grande histoire de ce pays dont nous sommes tous originaires. »


(Merci à Magdalena Hrozínková et Ian Willoughby pour leurs entretiens avec Françoise Mayer, Lenka Hubáčková et Madeleine Albright)​