Le quatre-vingtième anniversaire de la mort d'Ernest Denis - ami du peuple tchèque
Créé en 1920, l'Institut français de Prague fut l'un des plus importants instituts français à l'étranger pendant l'entre-deux-guerres. Pendant de l'Institut d'Etudes slaves de Paris, il était l'expression même de la qualité des relations entre la France et la Tchécoslovaquie. Nous devons l'ouverture de cette 'université' miniature et représentant de la culture française chez nous à l'historien français et slaviste renommé, Ernest Denis, auquel nous consacrons les chapitres de l'histoire tchèque d'aujourd'hui. Le 5 janvier, nous avons commémoré le 80e anniversaire de la mort de ce grand ami du peuple tchèque.
Historien français et ami des Tchèques... ainsi débutait l'article daté de 1908 consacré à Ernest Denis dans l' encyclopédie Otto, grande encyclopédie tchèque. Né à Nîmes en 1849, Denis était issu d'une famille des huguenots. Par son éducation familiale ainsi que par la lecture de George Sand, il connaissait Jean Hus. Il y avait en effet dans la bibliothèque de son père un roman de George Sand intitulé 'Consuelo' dont l'action se déroule dans les pays tchèques. Prédisposition certaine, mais le grand déclencheur fut certainement la guerre de 1870; au cours du siège de Paris, il a appris la protestation des députés tchèques et il en fut bouleversé et ému à la fois. Le jeune agrégé d'histoire à la recherche d'un sujet de doctorat s'est décidé de partir pour Prague. Le premier 'voyage d'exploration' commença en novembre 1872. 'Le coeur brisé d'une douleur que rien n'a pu guérir, j'étais venu chercher chez vous le secret de ces énergies indomptables que des siècles d'épreuves ne découragent ni n'affaiblissent', ainsi Ernest Denis a-t-il expliqué son arrivée à Prague en novembre 1872. Le jeune patriote français, blessé par la défaite de Sedan, avait vingt-trois ans.
Le cas de Denis est caractéristique pour cette génération d'intellectuels marqués par la défaite. On pourrait même dire que pour ces derniers la restauration d'une France forte passa alors par une ouverture sur le monde. D'où l'intérêt pour le monde slave, terrain scientifiquement vierge et surtout témoin d'une lutte séculaire contre les ambitions et les agressions du germanisme prussien. Le jeune Denis reste en Bohême trois ans, pendant lesquels il devient ami intime du peintre Sobeslav Pinkas. Grâce à lui, ainsi qu'à Jaroslav Vrchlicky, prosateur, poète et dramaturge, qui lui apprit le tchèque, Ernest Denis peut publier sa thèse 'Jean Hus et la guerre des hussites'. A 'La fin de l'indépendance tchèque', oeuvre publiée en 1890 et traduite en tchèque trois ans plus tard, succéda 'La Bohême depuis la Montagne Blanche' dont les extraits en français furent publiés à Prague depuis 1903. Ces quatre volumes assurèrent la postérité d'Ernest Denis en tant qu'historien et surtout ami des Tchèques. L'histoire de la Bohême de la plume de l'historien tchèque, Frantisek Palacky, s'arrêtait avant la Bataille de la Montagne Blanche. Denis écrivit la suite et c'est tout naturellement qu'il fut surnommé le successeur et le continuateur de Frantisek Palacky. Pour mieux apprécier ce qualificatif, n'oublions pas que l'histoire fut la véritable colonne vertébrale de la renaissance tchèque. En faisant connaître l'histoire tchèque aux Français et aux Tchèques eux-mêmes, Ernest Denis fut considéré comme un éveilleur.
Denis fut abondamment traduit en tchèque, car, pour beaucoup, il fut une incarnation de cette France des principes de 1789, vision sur laquelle reposait en grande partie la francophilie tchèque d'alors. Denis, républicain et patriote convaincu n'avait-il pas écrit en 1908: 'L'Union de la Bohême et de la France est naturelle. C'est bien une union qui a sa racine dans l'histoire et l'âme des deux peuples...'
La guerre de 14 fit de Denis, âgé de 65 ans, un véritable militant. Dès le déclenchement de la guerre, il intervient, en tant que professeur à la Sorbonne, en faveur des étudiants tchèques et favorise l'enrôlement dans l'armée des premiers volontaires. Le 1er mai 1915, il fonda la Nation tchèque qui devint bientôt l'organe officiel des délégations tchécoslovaques. L'objectif de cette revue bi-mensuelle était de faire connaître la véritable situation dans l'empire Austro-Hongrois et de présenter au public européen les aspirations et les désirs politiques des peuples de la monarchie, en première ligne des Tchèques et des Slovaques.
Ernest Denis publia successivement 'La grande Serbie', 'Les Slovaques', 'La guerre' ou 'L'Allemagne et la paix'. Le 6 juillet 1915, il rencontra Masaryk et de cette rencontre sortit le Comité national. Il créa aussi un comité d'études franco-slaves, ancêtre du futur Institut d'Etudes slaves - l'Institut français de Prague actuellement. Il multiplia les conférences, intervint auprès du ministère des Affaires étrangères afin de le persuader que le temps d'une Bohême autonome dans une Autriche fédéraliste était dépassé, qu'une seule solution s'imposait: l'indépendance en union avec la Slovaquie. Dans une note autobiographique, il se félicita d'avoir préparé l'union de la Bohême et de la Slovaquie. Il affirma ainsi que le nouvel Etat serait viable. Denis joua donc un rôle direct dans la création de la Tchécoslovaquie. Lors de la première séance de l'Assemblée nationale tchécoslovaque, tenue le 14 novembre 1918, celle qui vit l'élection de Tomas Garrigue Masaryk à la présidence de la jeune République, il fut décidé d'envoyer une note de compliment au professeur Ernest Denis.
Lors de son dernier voyage à Prague, en 1920, quelques mois avant sa mort, Denis reçut un accueil triomphal. Un grand dictionnaire français n'hésita pas à écrire que l'on avait pensé à faire de lui 'le chef du nouvel Etat'. C'était exagéré, mais il y eut à Prague une gare baptisée Ernest Denis, à côté de la gare Wilson. Le professeur d'histoire était placé sur le même plan que le président des Etats-Unis... Lorsque fut envisagée la création d'un institut français, le nom de Denis fit l'unanimité... Ernest Denis disparut le 5 janvier 1921, au lendemain de son soixante-douzième anniversaire.