La Bien-aimée perdue
"A dix-sept ans, je me mis à écrire. (...) Etre écrivain n'avait rien d'extraordinaire dans la Prague de l'époque. La ville fourmillait de gens qui écrivaient. Quelques-uns ont acquis une célébrité mondiale,"écrit Johannes Urzidil dans un recueil de contes intitulé "La Bien-aimée perdue". Mais cette "bien-aimée" dont parle le livre n'est pas une femme. Bien que dans la plupart des contes de ce recueil on trouve des personnages féminins qui ne manquent ni d'intérêt ni de charme, c'est Prague, sa ville natale, ville slave, germanique et juive, qui joue le rôle principal dans la majorité des récits qui évoquent l'enfance et la jeunesse du poète. Capitale de la Bohême, cette ville mystérieuse, séduisante, bizarre et ingrate, est aussi la capitale de son coeur.
C'était un homme à la lisière entre les cultures tchèque et allemande. Fils d'une mère tchèque et d'un père allemand, il était prédestiné à être un maillon, un médiateur, à concilier les antagonismes entre les Tchèques et la minorité allemande. Une grande partie de son oeuvre reflète cette animosité qui pendant toute sa vie continuait à s'aggraver pour dégénérer finalement en une haine ouverte. Il est né à Prague en 1896. Bien qu'il étudie dans des écoles allemandes, il parle bien tchèque ce qui est assez exceptionnel parmi les Allemands de Prague. A partir de 1913, Johannes Urzidil publie ses premiers poèmes dans le journal Prager Tagblatt et bientôt il devient membre du cercle des auteurs qui fréquentent le café Arco et parmi lesquels il y a les noms qui vont marquer la littérature du 20ème siècle - Franz Kafka, Max Brod, Franz Werfel, Egon Erwin Kisch, Ernst Weiss, Milena Jesenska et autres. En 1919, il publie à Berlin son premier recueil de poésies intitulé "La Chute des assassinés". Il s'intéresse vivement aussi à la culture tchèque et notamment à la peinture. Il est ami des peintres Vaclav Spala, Josef Capek, Emil Filla et notamment de Jan Zrzavy avec lequel il entretiendra une correspondance jusqu'à sa mort. Dans l'entre-deux-guerres, Johannes Urzidil est conseiller de presse de l'ambassade d'Allemagne à Prague et il mène simultanément une carrière journalistique sans oublier sa propre création, notamment des poésies et des nouvelles. Critique des dignitaires nazis, marié à une juive - il a épousé la fille du rabbin de Prague - il est obligé de s'exiler en 1939. Il travaille tout d'abord au service du gouvernement tchécoslovaque d'exil à Londres, puis il s'établit à New York où il s'adonne avec une nouvelle énergie à la littérature. Après la Deuxième Guerre mondiale, il publie plusieurs recueils de contes en Allemagne et en Suisse dont "Le Triptyque de Prague" et aussi "La Bien-aimée perdue". Il continue à suivre ce qui se passe en Tchécoslovaquie, fréquente les émigrés tchèques à New York, notamment le journaliste Ferdinand Peroutka, mais refuse de revenir en Tchécoslovaquie. Il meurt subitement lors d'un voyage à Rome en 1970. Ses oeuvres continueront à paraître et seront traduites aussi dans plusieurs langues dont le français et l'italien. En Tchécoslovaquie, on ne publiera, jusqu'à la révolution de 1989, qu'une petite anthologie intitulée "Les jeux et les larmes". Ce n'est qu'après la chute du communisme que l'édition tchèque commence, trop lentement, à payer sa dette vis-à-vis de cet écrivain.
L'éditeur français qualifie le livre "La bien-aimée perdue" de roman. En effet, bien qu'il s'agisse d'un recueil de nouvelles, elles sont présentées dans un ordre chronologique et le lecteur finit par avoir l'impression de lire un roman, une autobiographie. Il est invité à partager les premières sensations d'un petit garçon pragois qui fait la connaissance du monde et qui apprend à vivre. Sa mère est morte et il vit avec un père assez sévère. Cet employé des chemins de fer aime son fils mais il n'hésite pas à le corriger, s'il le juge nécessaire. Le fils, qui décèle l'amour paternel sous cette apparence un peu rude, ne proteste pas contre les gifles. Au contraire, une certaine complicité avec le père s'installe lorsque ce dernier amène à la maison une nouvelle épouse. Le caractère du rapport entre le fils et sa belle-mère ressort déjà du titre de la nouvelle qui lui est consacrée - La Mégère. Le récit s'ouvre par le portrait de celle qu'on présente à l'enfant comme sa nouvelle maman: "C'était une femme superbe, dans le sens où l'on entendait ce mot au tournant du siècle, la taille imposante, la chevelure noire et fournie et un regard brun, foncé, aigu ne laissant présager rien de bon pour un coeur d'enfant solitaire." L'enfant ne cessera jamais de s'interroger pourquoi son père a choisi, entre toutes, justement cette femme qui ne le bat jamais, certes, mais qui sait blesser beaucoup plus par ce qu'elle dit et ce qu'elle fait. Néanmoins, le petit garçon ne se laisse pas faire, et c'est la guerre entre la belle-mère et le fils, une guère froide, sournoise, qui sourd sous la surface d'une vie relativement calme et qui ne cessera jamais. Heureusement, il y a d'autres femmes et d'autres personnages qui interviennent dans la vie du garçon et transforment son existence en une suite d'aventures qui méritent d'être racontées dans un livre. Il raconte son amitié pour la petite Adèle, fille des voisins, qui malgré sa courte présence sur la terre, lui fait entrevoir le dédale de la psychologie féminine. Il devient aussi messager des amours de la danseuse et cantatrice Melitta Kisfaludi et suit de loin la fin tragique et romanesque de cette vedette de théâtre trop aimée par les hommes qui finit par être tuée probablement par un de ses amants. Il parle aussi de ses condisciples et de ses professeurs et brosse plusieurs portraits savoureux de ses camarades d'école, dont Bäumel le redoublant. Plusieurs récits évoquent les séjours de vacances. Dans la nouvelle intitulée "Vacances flamboyantes" l'auteur parle de son séjour dans un village situé aux confins de la Bohême et de la Bavière où il fait connaissance d'une châtelaine aussi excentrique que mystérieuse et devient, pour quelques jours, l'unique auditeur de cette pianiste hors du commun. Adolescent, il suit les traces du grand écrivain Adalbert Stiffter, poète de la Sumava, massif de la Bohême de l'ouest, et tire de ces séjours de vacances dans cette contrée charmante et majestueuse, entre autres, "Pays frontalier", nouvelle émouvante sur une jeune fille née dans la forêt qui n'arrivera pas à vivre parmi les hommes. Et puis, c'est la grande histoire qui intervient dans ses récits. La Grande guerre, le service militaire, l'occupation nazie, l'exil - autant de chapitres d'une existence d'un garçon devenu homme qui n'a pas échappé aux aléas de l'histoire centre-européenne parce qu'il a partagé jusqu'à un certain moment le sort de sa ville. Mais le livre raconte aussi la décision de partir, la coupure douloureuse du cordon ombilical qui lie le poète et Prague. La dernière nouvelle évoque l'exil en Grande-Bretagne au cours de la Seconde Guerre mondiale et ce récit métaphorique est aussi une méditation sur la destinée humaine. "La vie humaine," dit finalement le personnage principal, un exilé étranger en Angleterre, "est longue, mais elle est courte également. On peut la traverser dans la souffrance ou dans le rire, dans le faire ou le laisser faire, on peut aussi la rater. Il ne faut pas en avoir peur. Ce n'est pas parce qu'on rate sa vie qu'on vit moins".
Bien entendu, on ne peut pas dire que tous les épisodes racontés dans le livre soient authentiques. On peut spéculer sur la part de la fiction dans tout ce que nous raconte Johannes Urzidil, mais laissons cette tâche ingrate aux fanatiques de l'authenticité. Il faut laisser à l'écrivain le pouvoir suprême de tous les créateurs de transformer leur vie et admirer le talent de Johannes Urzidil de marier la réalité et la fiction dans un tout qui fascine par son homogénéité. Ce n'est pas un auteur qui surprend le lecteur par de nouveaux procédés littéraires. Son style est, selon Max Brod, "calme, clair, jamais maniéré, jamais convulsif, tout court proche des classiques." En lisant ses livres on a toujours une forte impression d'écouter les confidences d'un homme qui, bien qu'il soit un peu timide, n'en est pas moins sincère. Pour les Tchèques et les Allemands il restera en plus un lien entre leurs cultures, homme qui avec sa plume cherchait la compréhension et chassait la haine. Ses intentions ressortent d'ailleurs de ce texte dans lequel il évoque non sans amertume la coexistence difficile de différentes cultures à Prague. "Je dirais même que nous, les poètes et écrivains allemands, nous étions les seuls à tâcher sincèrement de propager dans la vieille Prague l'idée de l'amour et la conciliation. C'est ce que faisaient Rilke, Werfel, c'est ce que faisaient Kafka et Brod - et nous autres aussi. Et quelle a été notre récompense, même de la part du critique le plus éloquent et le plus sévère de la situation de ce temps-là qui était en plus notre compatriote? Railleries et dédain, on nous accablait de mauvaises anecdotes, et c'était encore pire que le manque d'intérêt par lequel nous répondaient nos voisins tchèques comme s'ils ne voyaient pas que nous traduisions avec dévouement leurs oeuvres."
"Prague - La Bien-aimée perdue", récit de Johannes Urzidil traduit en français par Jacques Legrand est paru aux Editions Desjonquères.