Le destin de Jan Cep

Jan Cep

Le 27 janvier 1974 le journal Le Monde a publié l'information suivante: "L'écrivain catholique tchèque Jan Cep est mort vendredi 25 janvier dans la soirée à Paris, des suites d'une longue maladie qui le tenait à l'écart de toute activité depuis huit ans. Il était âgé de soixante et onze ans. Jan Cep a enrichi la littérature tchèque de nouvelles pleines de poésie, écrites dans un style personnel très sobre. Il commença à publier en 1926; ses meilleurs recueils furent La Centaurée (1931), La Pentecôte (1932) et Le manteau troué (1934). L'action se passe en général à la campagne et ses personnages sont soit de simples paysans soit des intellectuels d'origine paysanne qui, par un retour aux sources de leur enfance, recherchent et parfois trouvent la certitude. Effrayés par le chaos et la futilité du monde contemporain, ils aspirent à une connaissance plus profonde, à un refuge en Dieu. " Qui était cet écrivain tchèque? Pourquoi la presse officielle tchèque a réagi à sa disparition par un silence méprisant? Pourquoi cette conspiration du silence contre un vieil homme gravement malade depuis huit ans? Voilà les questions auxquelles je tâcherai de répondre dans cette rubrique.

"Quand j'écrivais, c'était toujours pour essayer quelque chose. Et dans la plupart des cas c'était un échec." C'est par ces paroles extrêmement sévères vis-à-vis de lui-même que Jan Cep a résumé, peu de temps avant sa mort, l'ensemble de son oeuvre. Mais cette sévérité, cette absence d'illusions, cette sous-estimation évidente de son talent qui prenait source dans son extrême modestie avait aussi un côté positif, car elles donnaient au style de Jan Cep son caractère inimitable. Ce style dépouillé et poétique à la fois, servait à merveille ses écrits et contes, modestes, eux aussi, quant à leur langage et leurs dimensions. Ce style a donné à Jan Cep la stature de grand maître de la langue tchèque.

Jan Cep est né juste à la fin de l'année 1902, le 31 décembre, dans le petit village de Myslechovice près de Litovel en Moravie du nord, dans une famille paysanne. Il est le premier de dix enfants. La campagne dont il est issu est, et restera pour lui la source d'inspiration intarissable et le théâtre de presque tous ses livres. Après des études à la faculté des Lettres à Prague, Jan Cep commence à s'imposer dans le courant de la littérature catholique tchèque. Ils noue les rapports d'amitié avec les poètes Vilem Zavada et Frantisek Halas et, en 1926, il fait la connaissance de l'éditeur et écrivain catholique, Josef Florian. C'est le moment crucial de la première étape de sa vie.

Josef Florian publie avec peu de moyens de nombreux livres de grande valeur et enrichit la littérature tchèque de beaucoup de traductions précieuses. Il sait créer autour de lui un cercle d'amis qui participent avec enthousiasme et abnégation à son oeuvre. Jan Cep abandonne ses études et s'établit près de lui à Stara Rise en Moravie. C'est pour lui qu'il traduise de nombreux livres français et anglais. Il vit dans sa proximité une période remplie de travail et de plaisir simples de la vie campagnarde. Il a beaucoup de sympathie pour une des filles de Josef Florian, mais aussi pour la soeur de Florian qui s'éprend de lui. Pour mettre fin à cette situation ambiguë, le jeune homme décide de demander à Josef Florian la main de sa soeur qui est de vingt ans plus âgée que lui. C'est le refus. L'éditeur, lucide, attire l'attention du jeune prétendant sur la différence d'âge entre lui et la femme qu'il désire épouser et lui suggère la possibilité d'entrer dans les ordres. Bouleversé par ce refus, Jan Cep quitte Josef Florian à jamais.


Jan Cep guérit sa déception par un travail littéraire qui portera bientôt ses fruits. Il publie plusieurs recueils de contes dont Le manteau troué, Le Bleu et le doré, La limite de l'ombre, La Pentecôte. Il poursuit également son oeuvre de traducteur qui lui attire l'amitié de Georges Bernanos et de Henry Pourrat. Sa traduction du livre Les Vaillances, Farces et Gentillesses de Gaspard des Montagnes" de Henry Pourrat rend le livre plus populaire en Tchécoslovaquie qu'en France. Ce grand amoureux de la campagne morave, échappe souvent à son pays en effectuant de nombreux voyages à l'étranger lors desquels il ressent presque aussitôt un besoin impérieux de retourner à la maison.

Cet homme chétif et névrosé qui souffre de maux de tête et qui manque totalement de sens de la vie pratique, montre pourtant un certain courage lorsque, en 1938, il lance, à l'instar de Karel Capek, un avertissement contre le danger nazi. Il passe la guerre mondiale isolé dans sa petite chambre à Myslechovice. Après la guerre et la prise du pouvoir par les communistes, sa renommée d'écrivain et de penseur catholique lui rend la situation tellement difficile qu'il ne voit pas d'autre issue que l'exil. S'il ne s'exilait pas, il subirait sans doute le même sort que le poète Jan Zahradnicek, mort des suites d'une longue et pénible incarcération. Jan Cep émigre donc à Paris. Par la suite, il travaille pendant quatre ans à Munich comme commentateur de la station de radio Europe libre, puis il revient à Paris où il se marie avec la fille du critique français Charles du Bos. Sa femme Primerose lui donne deux enfants, les jumeaux Jan et Klara. Il n'écrit plus ni les contes, ni les romans. Résigné, il constate dans sa biographie: "... en France et surtout à Paris, les gens ont d'autres soucis et n'entendraient pas ma voix étouffée et ma mélodie probablement trop discrète." Sa création littéraire se limite donc à un recueil de souvenirs intitulé "Ma soeur angoisse" et à la rédaction des essais très appréciés par les auditeurs d'Europe libre. Ces essais provoquent cependant aussi la haine des dirigeants communistes de sa patrie tchèque.

En 1966 il est frappé d'une contusion cérébrale. Condamné désormais à l'espace étroit de son lit et de sa chambre et à l'aide de ses proches, Jan Cep s'habitue peu à peu à vivre en compagnie de celle qui lui est restée fidèle pendant toute sa vie - sa soeur angoisse.


Trois mots revêtent une importance fondamentale dans l'eouvre de Jan Cep: angoisse, patrie et émerveillement. L'angoisse ne le quitte jamais. La patrie est pour lui non seulement le pays natal, la maison où il vit, la communauté des vivants et des morts mais aussi le pays de ses rêves, son monde intérieur. L'émerveillement est pour lui une des conditions fondamentales de la création artistique. C'est cet émerveillement, explique-t-il, "... avec lequel les enfants découvrent le monde et dans lequel les poètes puisent leur inspiration: comme si le monde venait de surgir devant leurs yeux - le monde qui est là, et qui pourrait ne pas être, qui est encore trempé du secret de ses origines, le monde dont l'existence est comme une apparition, comme un don."