Jean Sénac, un poète rebelle
"Cet homme portait son enfance sur son visage comme un bestiaire, il aimait ses amis, l'ortie et le lierre l'aimaient," dit Jean Sénac dans un poème dans lequel il brosse son propre portrait. Poète algérien de langue française, il aime profondément et désespérément l'Algérie, mais sa patrie se montre très ingrate vis-à-vis de lui. Plusieurs fois dans sa vie, il quitte son pays pour y revenir toujours parce qu'il ne peut pas vivre ailleurs. Et il reste en Algérie même au moment où il devient incommode au régime en place, même au moment où il sait que sa vie est en danger. Jean Sénac sera assassiné à Alger en 1973 à l'âge de 47 ans. Les circonstances de sa mort encore mal élucidées continuent à soulever des questions, mais c'est surtout sa vie et son oeuvre qui méritent l'attention du large public.
Plusieurs grands écrivains de son temps, dont Emmanuel Roblès et René Char, deviennent les défenseurs et propagateurs de l'oeuvre de Jean Sénac. Ses rapports avec Albert Camus sont ceux d'un fils et de son père spirituel. Ses talents dépassent le cadre de la poésie. Auteur de nombreux articles sur la littérature et les arts, animateur d'émissions radiophoniques extrêmement populaires, il se fait connaître aussi grâce au courage avec lequel il défend ses opinions, courage qui lui vaut parfois l'incompréhension de ses amis et l'hostilité des régimes politiques, sous lesquels il lui faut vivre. C'est à lui, à la dernière période de sa vie, que le réalisateur Abdelkrim Bahloul consacrera un film intitulé "Le soleil assassiné".
Lors de la première pragoise du film
Dans quel pays, dans quelle littérature faut-il situer Jean Sénac?
"Bon, il est reconnu par les poètes algériens comme étant un poète algérien mais, profondément, c'est un poète universel. C'est un poète d'expression française, il a toujours été édité que par des éditeurs français, il n'a jamais été édité par des éditeurs algériens. Il faut le savoir, ça."
Quels étaient les thèmes qui l'intéressaient particulièrement, les sources de sa poésie?
"D'abord le corps. Il ne faut pas oublier que Jean Sénac était quand même aussi un poète homosexuel. D'abord le corps et l'amour, d'ailleurs il y a laissé sa vie, l'amour de son pays, l'amour de l'Algérie."
Est-ce qu'on peut choisir quelques grands moments, quelques moments cruciaux dans sa vie?
"D'abord son exil, sept ans en France pendant la guerre d'Algérie, où il a eu une activités très importante. Il a fait publier beaucoup de jeunes poètes algériens qui chantaient l'indépendance, c'est-à-dire la révolution. On a toujours parlé de révolution, c'était pas une révolution, c'était une guerre d'indépendance. Et les grands moments dans sa vie c'étaient de révéler ... Il a été le seul poète algérien à s'occuper de la jeune littérature française, ce que n'ont pas fait les grands littéraires algériens. Il y a un recueil qui est intitulé "La jeune poésie algérienne", et c'est lui qui a découvert tous ces jeunes poètes algériens. Il avait un amour sans bornes pour l'Algérie, il voulait que, comment vous expliquer, que l'Algérie vive, que l'Algérie soit livrée, donnée et redonnée à la jeunesse."
Parmi les hommes qui ont joué un grand rôle dans la vie de Jean Sénac, il y a avait Albert Camus. Quels étaient, en fait, les rapports entre les deux hommes, sur quoi reposaient ces rapports?
"Il faut savoir que ce sont deux hommes qui ont toujours été à la recherche du père. Jean Sénac a eu une démarche un peu différente de celle d'Albert. Car Camus a un père qu'il a perdu, qu'il a mal connu, mais il a un père. Jean Sénac n'en a pas du tout. Jean Sénac est véritablement sans père et je crois que Camus était profondément sensible à la recherche du père de Jean Sénac. Et c'est dans ce sens qu'il l'appelait "mi hijo", ce qui veut dire en espagnol "mon fils"."
Quel a été le rôle joué par Albert Camus dans la reconnaissance de la poésie de Jean Sénac?
"Il a été important, parce que Camus était l'homme qui lui a fait publier son premier recueil chez Gallimard, et il le reconnaissait comme un grand poète en plus. Seulement, bon, il y a eu une scission à cause de la guerre d'Algérie. Les opinions politique de Camus ne correspondaient pas du tout à celles de Jean."
Jean Sénac était avant tout poète, mais il était aussi un homme de la radio. Qu'est-ce qu'il y avait de si particulier dans les émissions de poésies présentées par Jean Sénac à la radio?
"Bien, d'abord le titre. Son émission s'appelait "La poésie sous tous les fronts" c'est à dire que Sénac animait une émission de poésies qui s'intéressait à tous les poètes, des poètes, cubains, sud-américains, colombiens, tchèques, russes, français, algériens... C'est ça qui quand même était très important. C'était une émission qui faisait découvrir au peuple des poètes. "
Jean Sénac a été assassiné. Est-ce que c'est une mort mystérieuse? Qu'est-ce qui reste à dire sur cette mort?
"Je ne peut pas me prononcer. J'ai mes idées là-dessus, je vous l'ai dit pendant le débat tout à l'heure, je ne me prononce pas. C'est une mort mystérieuse, mais qui, profondément, ne sera jamais éclaircie. L'Algérie n'éclairera jamais cet assassinat, on peut en être sûr."
Qu'est ce qui reste aujourd'hui de la poésie de Jean Sénac, est-ce qu'il y a des poèmes qui datent, est-ce qu'il y a des poèmes qui ont toujours beaucoup de choses à dire au lecteur moderne.
"C'est un poète très moderne, et c'est un poète d'actualité. C'est un poète qui garde l'actualité. Je pense que les jeunes devraient le lire, l'oeuvre de Jean Sénac est une oeuvre très importante, c'est une oeuvre porteuse, une oeuvre profondément d'actualité. Dans beaucoup de pays, peut-être pas en France, mais dans beaucoup de pays, on vit la tragédie algérienne. Il ne faut pas l'oublier."