La musique, miroir du printemps et du coeur

Bohuslav Martinu et Vitezslava Kapralova

Le lundi de Pâques est chez nous le jour où renaissent les coutumes anciennes. C'est surtout en Moravie, mais aussi dans beaucoup de villages de Bohême, que, ce jour-là, les jeunes filles et les femmes mûres se font battre par les garçons munis de jeunes et tendres verges d'osier ou de branches de genièvre. Elles ne s'offusquent pas de cette coutume en apparence barbare, et récompensent les garçons par des oeufs joliment peints. Elles savent que cette coutume symbolise le retour du printemps et espèrent que, par les verges d'osier, la vivacité et la santé entreront dans leurs corps et s'y installeront pour toute l'année. Nous aimerions vous parler aussi d'une autre coutume dont les origines sont sans doute païennes, celle d'éveiller, c'est-à-dire d'épurer, au printemps, les sources et les fontaines. Et nous allons ajouter à cela la musique que le printemps a inspiré à deux compositeurs tchèques, Bohuslav Martinu et Vitezslava Kapralova, un des plus grands compositeurs tchèques et une jeune musicienne de talent, à qui le destin n'a pas permis de s'épanouir. Ils étaient très proches, ils savaient apprécier et admirer mutuellement leurs talents, ils étaient poussés l'un vers l'autre par une sympathie profonde qui était sans lendemain, mais qui les a beaucoup enrichis et qui a finalement trouvé son expression dans leur musique.

Les préludes d'avril, c'est ainsi que s'appelle le cycle de quatre pièces pour piano créé dans les années 1930 par Vitezslava Kapralova. On peut donc trouver des inspirations printanières aussi dans les compositions de cette musicienne qui a brillé comme un météore dans la musique tchèque pour ensuite sombrer, très jeune, dans la nuit des temps, laissant derrière elle quelques coeurs brisés, mais aussi un certain nombre de compositions étonnamment mûries et originales.

C'est grâce à un roman de Jiri Mucha, fils du célèbre peintre Alphonse Mucha, que le large public connaît aujourd'hui assez bien la courte vie de cette femme au talent prometteur et qui savait se rendre inoubliable. Dans le roman intitulé "Au seuil de la nuit", nous pouvons suivre son destin qui se dessine avec pour toile de fond la vie de la communauté tchèque à Paris au cours des mois précédant le traité de Munich et pendant la Drôle de guerre, dans les années 1939 et 1940. Elle est jeune, belle et talentueuse. Elle n'a que 20 ans et elle a déjà dirigé, à Prague, sa Symphonietta militaire dédiée au Président tchécoslovaque Edvard Benes, qui a remporté un grand succès.

Son talent et son charme ne laissent pas indifférents : non seulement le jeune Jiri Mucha est charmé, mais aussi le compositeur Bohuslav Martinu, presque cinquantenaire et marié à une Française, qui n'arrive pas à résister à l'attrait de la jeune femme. Sa rencontre avec Vitezslava (elle lui demande de parachever son éducation musicale) lui révèle l'échec de sa vie intime et de son mariage qu'il n'osera pourtant jamais rompre. Il se laisse entraîner par cette passion tardive, d'autant plus que Vitezslava, ou bien Vitka ou Vitulka comme on l'appelle familièrement, manifeste à son égard une sympathie qui pourrait être confondue avec l'amour.


Une certaine ambiguïté dans le sentiment est d'ailleurs un des traits caractéristiques de Vitezslava Kapralova. Elle est jeune, elle s'amuse avec les jeunes gens, elle flirte, elle tombe amoureuse aussi, sans toutefois se croire obligée de reconnaître sa responsabilité vis-à-vis de ceux qui se croient aimés d'elle. Ainsi, même lorsqu'elle file le parfait amour avec Jiri Mucha, et que les amants commencent à parler mariage, elle continue à envoyer des lettres amoureuses à un jeune homme resté en Tchécoslovaquie. Il y a, dans son caractère, une curieuse innocence dans le pêché qui fait penser à Manon Lescaut. Par contre, en ce qui concerne le travail, elle montre beaucoup plus de rigueur.

"Elle possédait une qualité, écrit Jiri Mucha, sans laquelle même le génie ne vaut rien: une ténacité extraordinaire et une conscience tout à fait professionnelle du travail. Dans l'art véritable, on ne peut attendre que vienne l'humeur ou l'inspiration. Il faut s'asseoir au bureau et au piano et essayer de travailler... Vitka était un artisan génial et les problèmes qu'elle connaissait avec Martinu et moi-même ne l'arrêtaient pas dans son travail."

Vers la fin de sa vie, le sort de Vitezslava Kapralova se confond presque avec celui de sa patrie. La Tchécoslovaquie est occupée par les Allemands, et Vitka tombe malade. Dans les années trente, la tuberculose est encore une maladie incurable. Juste avant sa mort, Vitka trouve en elle assez de force pour se marier avec Jiri Mucha, mais ce mariage ne durera que quelques semaines. Elle meurt à l'âge de 25 ans dans un hôpital de Montpellier, laissant un jeune veuf qui n'arrive pas à se remettre de cette perte. Il n'osera parler de ce mariage très bref que quarante ans plus tard, et quand Vitka deviendra le personnage principal de son roman autobiographique. Bohuslav Martinu, lui non plus, n'oubliera jamais la jeune femme qui, pendant un temps, avait été l'espoir de sa vie.


C'est en juillet 1955 que Bohuslav Martinu reçoit à Nice une missive de Policka, son bourg natal, avec les vers du poète Miroslav Bures. Martinu, qui n'est pas rentré dans son pays depuis 1938, est ému et inspiré par le caractère simple et populaire de ces vers. Il remercie le poète dans une lettre: "Votre poème sur les sources m'a profondément touché, non seulement parce que vous êtes du plateau tchéco-morave, mais aussi parce que c'est charmant. Cela évoque beaucoup de souvenirs qui me sont chers. Bien entendu, je les mettrais en musique; il est évident qu'un texte aussi charmant ne se rencontre pas tous les jours."

Pris d'une inspiration subite, Martinu écrira rapidement, en une dizaine de jours, la cantate intitulée "L'Eveil des sources", une de ses oeuvres les plus connues, un hommage à son pays, à la nature renaissante, aux belles coutumes printanières qui symbolisent le lien profond unissant l'homme et la terre qui le nourrit.

Le musicologue Guy Erismann, auteur d'une importante monographie sur Bohuslav Martinu, lui aussi touché par ce symbole de la vie nouvelle, donnera à ce livre le titre "Un musicien à l'éveil des sources".

Il évoque aussi la cantate de Martinu et explique au lecteur la vieille coutume symbolique qui a inspiré le poète et le compositeur: "L'usage voulait qu'au printemps, on curât les fontaines, le dernier jour de mai. C'était le travail des enfants mais aussi leur fête, que de débarrasser sources et fontaines de la vase et des feuilles mortes accumulées par l'hiver et la fonte des neiges afin que l'eau, à nouveau, coule claire et que chacun put y étancher sa soif. Avant, elles portaient le deuil, les voici qui revivent. Grâce aux enfants, la nature accomplit son cycle en dépit des forces de la nuit et du froid. La source se répandra et les champs à nouveau donneront naissance au froment.

Il y a dans ce rituel comme un parfum de Rusalka. Mais aussi le souvenir de Vitka. Qu'on se souvienne de la lettre de Martinu à Vaclav Kapral: " Je devrais un jour glorifier le Plateau Vysocina, a-t-il écrit, avec tous ses ruisseaux et ses fontaines, dans une composition simple, pleine de voix d'enfants, de rires cristallins comme celui de Vitulka." Bohuslav retrouva ainsi sa jeunesse et, sur des airs et des rythmes simples naturels, proche des comptines, écrivit une oeuvre pour choeur d'enfants, récitant-commentateur, trois solistes, soprano, alto, baryton et accompagnement discret, coloré et transparent de deux violons, un alto et un piano."