Le regard perçant de Karl Kraus

Karl Kraus

"Ne pas avoir d'idées et savoir les exprimer: c'est ce qui fait le journaliste", a écrit Karl Kraus, journaliste, écrivain et dramaturge, né il y a tout juste 130 ans dans la ville de Jicin, en Bohème. Bien qu'il ait passé la plus grande partie de sa vie à Vienne, bien qu'il ait été écrivain de langue allemande, nous avons beaucoup de raisons pour parler dans cette rubrique de cet homme dont la plume leste et sarcastique continue encore à nous déranger et nous donner matière à réfléchir.

Fils de propriétaire d'une papeterie, Karl Kraus quitte bientôt sa ville natale pour s'installer avec sa famille dans la capitale autrichienne. Il s'assimile rapidement à la culture germanophone. Au lycée, il écrit des poèmes et, à dix-neuf ans, il signe déjà sa première pièce de théâtre. Esprit perspicace, il décèle bientôt son plus grand talent: celui qui le prédestine au journalisme critique. Grâce à la situation aisée de sa famille juive, il peut devenir journaliste indépendant et se lancer, à l'âge de 25 ans, dans la publication d'une revue qu'il intitulera Die Fackel - Le Flambeau. Avec une énergie d'une violence frôlant la férocité, il se met à fustiger la corruption, l'hypocrisie de la société de Vienne et le caractère superficiel de la presse autrichienne. Ses articles, qui lui valent de nombreuses lettres anonymes pleines de menaces, et ses conférences publiques, qui font fureur parmi l'élite intellectuelle de Vienne, éclipsent quelque peu ses autres activités littéraires, ses vers, ses aphorismes, ses traductions et son oeuvre de dramaturge dominée par la pièce monumentale et injouable "Les derniers jours de l'humanité ".

Vers la fin des années vingt, il traversera cependant une période de crise dont il n'arrivera pas à se remettre. Le grand pacifiste, que Kraus était pendant et après la Grande guerre, adopte dans les années vingt une position ambiguë vis-à-vis de l'austro-fascisme et sa critique ne s'oriente plus désormais contre la dictature de Dolfus mais contre la social-démocratie. Le public libéral se détourne de lui. L'espoir de commencer une nouvelle vie avec la baronne Sidonie Nadherna s'effondre. En 1933, sa revue Le flambeau n'a plus que 150 abonnés. Sa carrière touche à sa fin. Il disparaîtra de Vienne et de la vie en 1936.


Karl Kraus fait la connaissance de Sidonie Nadherna en 1913. Son amitié pour cette belle femme racée et élégante est profonde et sincère. Une intelligence et une sensibilité peu communes permettent à Sidonie de comprendre l'âme des grands artistes et d'en faire ses amis. Sa beauté un peu austère inspire les portraitistes, et notamment le peintre Max Svabinsky, qui nous laissera deux portraits de ce visage modèle de la belle époque. Karl Kraus rend souvent visite à la belle châtelaine de Vrchotovy Janovice, une demeure romantique située non loin de Prague. Il sait que Sidonie a un grand ami, le poète Reiner Maria Rilke, homme auquel elle voue une sympathie proche de l'adoration. Sidonie se rend compte cependant que c'est un amour impossible car Rilke est marié et père d'une fille. Elle ne renoncera pourtant jamais à son amitié. Elle entretient des contacts et une correspondance avec Rilke jusqu'à sa mort en 1926, mort qui est pour elle une perte terrible.

Tout semble désormais prédestiner Karl Kraus a remplacer Rilke dans la vie de Sidonie. Il vient souvent chez elle et aime d'autant plus vivre et travailler à Vrchotovy Janovice que Sidonie l'aide dans ses travaux littéraires. Il est le seul ami véritable qui reste à la baronne de Vrchotovy Janovice après la mort de son second frère Karl en 1930. Pendant un temps, Sidonie et Karl Kraus envisagent même de se marier, mais finalement ils renoncent à ce projet. Leur liaison durera néanmoins jusqu'à la mort de Karl Kraus en 1936 et restera documentée par d'innombrables lettres, cartes postales et télégrammes que Karl et Sidonie ont échangés.


Déjà dans les premières décennies du XXe siècle, Karl Kraus critiquait les phénomènes qui ne sont pas prêts à disparaître même de nos jours et qui prennent au contraire une ampleur inquiétante. "La corruption de la presse est en effet à ses yeux, écrira le critique Jean Blain, la source de toutes les autres et il voit dans le triomphe du journalisme un danger contre la culture - danger qui tient entre autres à la corruption du langage et à la réduction de la culture à une marchandise. En outre, tandis que le journalisme exige, pour être exercé correctement, un sens moral et un sens des responsabilités au-dessus de la moyenne, il est plutôt devenu, estime Kraus, symbole d'impunité et d'irresponsabilité.(...) Ce que Kraus demande à la presse n'est évidement pas de cesser d'exister, mais de cesser de se mentir à elle-même et mentir aux autres sur ce qu'elle est capable de faire et sur la réalité de ce qu'elle fait."

Karl Kraus rendait la presse responsable des atrocités commises au cours de la Première Guerre mondiale et accusaient les journalistes d'avoir dissimulé les horreurs de la guerre sous un discours pathétique et des débordements lyriques. Le philosophe Jacques Bouveresse, professeur au Collège de France qui est connaisseur et interprète de la pensée de Karl Kraus et lui a consacré un livre, estime, lui aussi, que la critique à laquelle Karl Kraus a soumis le journalisme est aujourd'hui très actuelle. "Oui, dit-il, on ne peut pas imaginer une démocratie moderne sans la liberté de la presse. En même temps, il faut se demander ce qu'on entend exactement par ce terme. Le "droit d'informer et d'être informé" n'a de sens que si l'on se pose dans le même mouvement la question : de quoi ? et pour quoi ? A défaut, l'information a si peu de sens que l'on parlera d'atteinte à la liberté de la presse à propos de tout et n'importe quoi, on n'informera plus de ce que les gens ont réellement à savoir, mais de ce qu'ils ont envie de savoir, ce qui ne répond pas à la même exigence. Les sujets d'intérêt les plus méprisables, les plus dérisoires, les plus infantiles sont ainsi mis sur le même plan que les faits qu'il est indispensable de connaître. Bref, une liberté d'informer et d'être informé qui s'applique à tout et à n'importe quoi est-elle encore une liberté ou une forme d'asservissement des esprits?"

Regard perçant, profil d'un oiseau rapace, Karl Kraus figé par la photo nous regarde encore aujourd'hui comme s'il nous posait une de ses questions pertinentes et désagréables dont il détenait le secret. Il continue de nous obliger à voir plus clair, de nous désabuser. Il continue surtout de nous interroger sur le journalisme moderne, sur la soi-disant liberté de la presse et sur la qualité de notre travail de journalistes. "On doit chaque fois écrire comme si l'on écrivait pour la première et la dernière fois, a-t-il écrit dans ses Aphorismes. Dire autant de choses que si l'on faisait ses adieux et les dire aussi bien que si l'on faisait ses débuts."