Sidonie Nádherná ou la vraie historie d’une femme fatale
La personnalité de Sidonie Nádherná continue à intriguer les historiens, à attirer les biographes et à fasciner les lecteurs. Bien que la vie de la baronne de Borutín se soit achevée il y a plus d’un demi-siècle, elle n’est pas oubliée. Elle éveille la curiosité, inspire les écrivains, devenant même récemment le personnage central d’une comédie musicale. Parmi tous ceux fascinés par cette femme hors du commun, figure l’écrivain, dramaturge et pédagogue Alena Wagnerová. Elle lui a consacré un livre biographique intitulé « Sidonie Nádherná et la fin de l’Europe centrale ».
Issue d’une famille aristocratique, Sidonie Nádherná était ce qu’on appelle habituellement « une grande dame » et avait toutes les prédispositions pour devenir une « femme fatale de la Belle époque », cette catégorie de la gent féminine qui a fait rêver tant d’hommes et inspiré nombre d’artistes. Cependant, Alena Wagnerová ne s’est pas laissée abuser par cette image de femme du monde et, sous l’apparence brillante, elle a cherché une femme réelle avec ses amours, ses ambitions, ses élans, ses déceptions et ses faiblesses :
« Sidonie Nádherná a été une personnalité très intéressante et difficile à comprendre. Cela est dû sans doute au fait qu’on la prenait d’abord pour une femme fatale avec son grand chapeau et ses yeux cernés d’ombre. Sa personnalité avait cependant bien d’autres facettes. C’était une femme très douée, très intelligente et aussi très cultivée. Elle était également très belle, étrange et très séduisante, mais je pense que la recherche d’un objectif tout à fait concret de son existence a été pour elle très difficile en raison de ses origines. Je trouve que ce qui reste actuel dans son personnage, c’est sa capacité d’écouter et de développer ce qu’elle avait entendu et compris. C’est une faculté que nous avons perdue et qui nous manque. Nous abordons toutes les choses par la force. » La famille de Sidonie Nádherná fait partie de la nouvelle aristocratie, car ce n’est qu’en 1838 qu’elle a été anoblie. Les nouveaux barons possèdent notamment le château de Vrchotovy Janovice, un manoir médiéval remanié dans le style néogothique et flanqué d’un beaux parc. C’est dans ce cadre charmant que Sidonie Nádherná, qui porte bien son nom (en tchèque « nádherná » signifie « splendide, magnifique, éblouissante »), naît en 1885, et c’est ce domaine qui restera le théâtre de presque toute sa vie.Sa beauté, son élégance et sa situation sociale lui valent beaucoup de prétendants, mais elle ne se marie qu’assez tard avec le compte Maxmilian Thun-Hohenstein, un chercheur excentrique qui sombrera plus tard progressivement dans la folie. Son mariage est donc un échec et les époux se séparent après une année de vie commune. Mais il ne s’agit là que d’un épisode dans la vie de la baronne de Vrchotovy Janovice. Elle tient dans son château une sorte de salon dans lequel elle reçoit des personnalités importantes des milieux littéraire, culturel et artistique. Parmi ses invités, l’écrivain Karel Čapek, les petites filles du président de la République Anna et Herberta Masaryk, le célèbre architecte Adolf Loos, le comte Max Lobkowitz, la compositrice croate Dora Pejačevič et bien d’autres encore. Sidonie Nádherná accueille chez elle plusieurs fois aussi le poète Reiner Maria Rilke avec lequel elle est liée d’une profonde amitié. Elle est également très attachée à son frère Jan dont la mort prématurée la blesse profondément.
Sa vie sentimentale est riche et mouvementée. Sidonie noue plusieurs liaisons amoureuses, mais les deux hommes les plus importants de sa vie seront le peintre Max Švabinský, avec lequel elle désire avoir un enfant, et l’écrivain et journaliste autrichien Karl Kraus. Alena Wagnerová souligne le caractère exceptionnel de l’amitié que Sidonie Nádherná vouait à ce grand intellectuel :
« Nous devons prendre en considération une liaison importante et profonde qui peut être rangée parmi les grandes liaisons du siècle : l’amitié intime entre Sidonie Nádherná et Karl Kraus. Elle lui a offert un refuge pour lui faciliter sa lutte contre les maux et les problèmes du monde, et spécialement contre ceux de la société autrichienne. »
Karl Kraus trouve dans le château de Vrchotovy Janovice un second chez-lui. Il y vient souvent et ne cache pas que les moments qu’il y passe sont les plus heureux de toute sa vie. Cet intellectuel juif, sévère critique des maux de la société de son temps, ne cesse de quitter Vienne pour retrouver Sidonie, une âme soeur qui l’aime et le comprend. Il encourage aussi les premières tentatives littéraires de son amie, qui finit par écrire une ébauche de roman. Alena Wagnerová constate cependant que le véritable talent littéraire de Sidonie Nádherná s’est manifesté ailleurs :« Ce n’est pas un roman. Ce n’est qu’une espèce d’essai, une esquisse. Je pense que Sidonie Nádherná est beaucoup plus présente dans ses lettres, dans lesquelles on trouve de très beaux passages, qu’il s’agisse de sa correspondance avec Rilke ou des lettres simples mais extrêmement pertinentes qu’elle adressait à Václav Wagner à une époque difficile où le domaine du château de Vrchotovy Janovice avait été investi par les SS pour le transformer en terrain d’exercices. Sidonie Nádherná a certainement un talent littéraire. Karl Kraus affirme d’ailleurs qu’elle pourrait écrire, mais elle dit ne pas avoir accès aux sources intérieures. A cela s’ajoutent probablement ses prédispositions personnelles, jusqu’à ce qu’elle conclut : ‘Je n’en suis pas capable.’ »
Si les débuts littéraires de Sidonie ne sont pas convaincants, pour Karl Kraus, les fréquentes visites à Vrchotovy Janovice sont non seulement des moments de bonheur, mais aussi des séjours fructueux pour sa création. Alena Wagnerová rappelle que c’est à Vrchotovy Janovice que ce critique intransigeant de la société autrichienne a écrit de nombreux textes, ainsi qu’une partie de son œuvre majeure « Les derniers jours de l’humanité », une gigantesque pièce de théâtre qui est une vision satirique de l’humanité éprouvée par la Première Guerre mondiale :« La première raison qui m’a motivée à écrire ce livre sur Sidonie Nádherná est le fait que Karl Kraus a écrit certaines parties de son livre ‘Les derniers jours de l’humanité’ à 200 mètres de l’endroit où devait se trouver pendant la Deuxième Guerre mondiale un camp de concentration, fondé après l’évacuation de toute la région. J’ai écrit ce livre en allemand et il était très important pour moi de faire comprendre au lecteur allemand ce que l’occupation allemande, le Protectorat, ont représenté pour nous, les Tchèques. »
La dernière partie de la vie de Sidonie Nádherná est une suite de malheurs et d’épreuves difficiles. Elle perd tous ses proches et finalement aussi son plus grand ami, Karl Kraus, qui meurt en 1936. Elle s’attache de plus en plus à son château et cherche à transformer son parc en un petit paradis terrestre. Mais elle ne profitera pas longtemps de la dernière passion de sa vie. Après l’occupation de la Tchécoslovaquie en 1939, le domaine est confisqué par l’armée allemande et dans sa proximité immédiate est installé un camp d’internement pour les parents ariens des juifs. Sidonie est chassée de son château et se réfugie dans un village voisin. L’espoir des jours meilleurs qui naît après la fin de la guerre n’est que de courte durée. L’envol de Sidonie, qui se lance avec une nouvelle énergie dans la restauration de son domaine, est arrêté par le Coup de Prague en 1948 et la prise du pouvoir par les communistes. Ses biens sont confisqués pour la deuxième fois et elle se rend compte qu’elle ne peut pas vivre sous le nouveau régime arbitraire. Sidonie Nádherná quitte illégalement le pays en 1949 et se réfugie en Grande-Bretagne, mais son exil sera bref. Atteinte d’une maladie incurable, elle s’éteint en septembre 1950 dans un hôpital près de Londres. Cinquante ans après sa mort, sa dépouille sera transférée de Grande-Bretagne à Vrchotovy Janovice et trouvera son dernier repos dans le parc qu’elle a tant aimé. Elle laisse beaucoup de documents écrits qui illustrent sa vie pleine de grandes aspirations, de belles amitiés, d’amours, de déceptions et de coups du sort. En 2010 Alena Wagnerová s’est efforcée dans son livre d’évoquer la vie de Sidonie Nádherná et d’expliquer en quoi résidait le caractère si particulier de sa personnalité :« Sa nature souveraine et son indépendance étaient dues dans une grande mesure au fait qu’elle était consciente de son rang dans la hiérarchie sociale. En même temps, et nous ne devons pas l’oublier, Sidonie Nádherná a aussi été la première écologiste spontanée. C’était une femme qui aimait la nature, les animaux, et s’en occupait admirablement. Elle adorait le parc du château de Vrchotovy Janovice, sa résidence, elle y travaillait elle-même avec sa charrette, après avoir enfilé ses gants de travail et ses bottes en caoutchouc, et en fumant jusqu’à soixante-dix cigarettes par jour. Elle était donc aussi la travailleuse de son domaine. Je suis toujours très émue quand je pense au fait qu’avant de s’exiler en 1949, Sidonie a planté des azalées sur tout un coteau de son parc. »