Un pays, deux communautés et deux universités
Le 1er septembre marque, comme chaque année, la rentrée scolaire et universitaire. Un événement qui signifie d'abord la fin des vacances pour les petites têtes blondes tchèques. Pour leurs aînés d'il y a plus d'un siècle, l'école et l'université avaient une portée d'un autre ordre. C'est en effet en leur sein que s'est jouée, dans la seconde moitié du XIXème siècle, la rivalité entre communautés tchèques et allemandes.
A la fin du XIXème siècle, les habits constituaient également une préoccupation importante chez certains étudiants. Mais pour cette génération de bacheliers, l'apparat servait une cause idéologique plutôt qu'une force de séduction. Ainsi les étudiants allemands portaient régulièrement les couleurs de leurs corporations, lesquelles organisaient des défilés en uniforme. Il n'était pas rare que ces processions dégénèrent en bagarre avec les étudiants tchèques.
Ce n'est cependant pas dans la rue mais bien au sein de l'université et de l'école que se jouent, à partir de 1860, les épisodes déterminants de la rivalité entre les deux communautés. L'analphabétisme n'existe pratiquement pas en Bohême-Moravie, chez les Tchèques comme chez les Allemands. Ceci explique en grande partie la place de l'école comme enjeu idéologique et politique de premier plan. Dans de nombreux villages de Bohême de nationalité mixte, la lutte se joue déjà au niveau de l'école primaire. A Prague, c'est l'université qui cristallise les tensions. Une situation qui s'inscrit dans une longue tradition historique. Les guerres hussites, au XVème siècle, entraînent la disparition du clergé catholique et de ses institutions. Il faut attendre 1562 pour que Ferdinand de Habsbourg restitue l'archevêché de Prague. Un an avant, le pape Pie IV accordait aux Jésuites, installés récemment à Prague, l'autorisation de délivrer des diplômes universitaires. Le siège de l'université catholique fut placé dans le couvent Saint-Clément. Un conflit latent devait alors naître entre le Clementinum catholique et le Carolinum, soit la Faculté Charles, restée utraquiste. Mais cette rivalité se jouait à un niveau strictement religieux et y voir une genèse du nationalisme serait pur anachronisme. L'écrivain Bohuslav Balbin l'illustre bien : catholique convaincu et Jésuite, il publie en 1667 un traité en faveur de la langue slave.Dans la seconde moitié du XIXème siècle, la nature du conflit a changé. L'université, comme le secteur bancaire, la presse ou la vie associative, est l'enjeu d'un conflit entre les deux nations, chacune faisant avancer ses pions au gré des opportunités.
Les Tchèques recevront une aide en la personne du comte Taafe, homme pragmatique, à la tête du gouvernement autrichien. En 1882, il fait voter une réforme visant à diviser l'Université de Prague en deux établissements distincts. Les deux facultés de philosophie, allemandes et tchèques, se partagent le Clementinum. Un mur, symbole de l'antagonisme entre les deux communautés, sépare le jardin botanique. Le Carolinum, siège de la Faculté fondée par Charles IV en 1348, reste commun. Dans les faits, la rivalité est insurmontable et la rupture quotidienne : les Allemands refusent même de partager les anciens emblèmes et les Tchèques doivent en faire faire une copie !Mais la réforme du comte Taafe favorise indiscutablement les Tchèques. Car créer deux universités distinctes, c'est reconnaître la spécificité tchèque. C'est aussi permettre à un corps universitaire tchèque de se constituer. Des personnalités intellectuelles de premier plan le composent : le jeune philosophe Thomas Garrigue Masaryk, l'historien Jaroslav Goll ou encore le premier recteur tchèque, Vaclav Tomek, un homme de la génération de 1848. Résultats concrets de la réforme, qui ne visait pourtant pas ce but : l'université allemande perd les deux tiers de ses étudiants en philosophie (soit les lettres et les sciences), la moitié en droit et 40 % en médecine.
Des rangs de l'université tchèques sortent les futures élites de la première République. A l'instar du secteur bancaire ou de l'art, l'université participe à la prépondérance que prend la communauté tchèque en Bohême-Moravie à la fin du XIXème siècle. Elle constitue aussi un domaine bien particulier car elle se pose en gardien de la culture et la langue, deux notions qui auront cristallisé la conscience nationale tout au long des vicissitudes de l'histoire.
Il serait pourtant incomplet de réduire l'enseignement en Bohême au rôle de fer de lance des nationalismes. Car l'école a fait aussi fonction de creuset culturel, dans lequel se sont rencontrés les deux communautés. Jusqu'en 1860, le tchèque est enseigné dans les lycées allemands. Il n'est plus obligatoire après cette date mais de nombreux Allemands de Prague le parlent. Le plus illustre d'entre eux est sans doute Franz Kafka, élève du lycée académique de la Vieille-Ville... Et symbole éternel de la Prague multiculturelle.