Magdalena Dobromila Rettigová ou Ce que cachait un livre de cuisine
Dans beaucoup de foyers tchèques, on trouvait et on trouve encore ce livre, un livre fondamental sur lequel reposait le bien-être de toute la famille. Il a été écrit et publié en 1825 par une femme, Magdalena Dobromila Rettigova, qui lui a donné un titre très évocateur: « Livre de cuisine ou Traité des plats de viande et de repas maigres pour les jeunes filles tchèques et moraves ». Des générations entières de ménagères ont étudié ce livre, y cherchant et y trouvant de précieux conseils pour bien tenir la maison et surtout pour assouvir l'appétit et la gourmandise de leurs maris. Ainsi, le nom de Magdalena Dobromila Rettigova est presque devenu le synonyme de Livre de cuisine, résultat que l'auteur, qui avait de sérieuses ambitions littéraires, n'avait ni imaginé ni souhaité.
Ce petit portrait de Magdalena Dobromila a été brossé par Monika Koldova, la commissaire de l'exposition que le Musée national de Prague a consacré à la grande cuisinière à l'occasion du 220e anniversaire de sa naissance. Il s'agit de l'une des rares tentatives de rendre justice à cette femme dont le rôle dans la vie tchèque au XIXe siècle a été souvent simplifié.
Qui était-elle? Etait-ce vraiment cette matrone vénérable qui régnait sur les cuisines tchèques et éduquait les jeunes filles en leur inculquant les vertus petit-bourgeoises et surtout la soumission absolue à leurs maris? Etait-elle vraiment ce modèle de médiocrité qui a inspiré à l'historien de la littérature Arne Novak le rejet et le dédain? En 1905, il a écrit à propos de Magdalena Dobromila : " Le calme sourire de son visage empâté est un sourire satisfait d'un philistin féminin, qui jubile parce qu'il a trouvé le monde aussi superficiel et commode comme sa petite âme l'imaginait." Ce jugement sévère d'Arne Novak démontre combien il était difficile pour certains hommes de lettres d'admettre que l'histoire de la littérature tchèque avait commencé ... dans la cuisine. Car quoi qu'on dise de Magdalena Dobromila Rettigova, on ne peut pas nier qu'elle ait été une des premières femmes, sinon la première, qui ont commencé à écrire en tchèque.
Dans sa biographie rédigée encore en allemand, Magdalena Dobromila Rettigova évoque son enfance. Lorsque l'on lit ses souvenirs teintés d'amertume, l'image mièvre de Magdalena Dobromila commence à se ternir et l'on découvre une autre femme. Née en 1785 dans une famille relativement aisée, elle perd très tôt son père qui est gérant de domaines aristocratiques. Le père disparu, Magdalena vit avec sa mère et son petit frère chétif et souvent malade. Ses rapports avec sa mère sont assez difficiles et son éducation quasi spartiate. Un jour, elle entend dire sa mère au chevet du petit frère : "Si Dieu voulait vraiment prendre un de mes enfants, qu'il prenne la fille mais surtout pas le garçon." Profondément blessée, Magdalena se réfugie dans un coin obscur pour pleurer amèrement et souhaite rejoindre son père dans la mort. Elle ne condamne pas cette mère sévère et lui témoigne toujours beaucoup de respect, mais c'est contre sa volonté qu'elle épouse Jan Alois Rettig, juriste de formation qui occupera les postes de conseiller municipal dans plusieurs villes. Ainsi, Magdalena vit successivement dans les villes de Tabor, Prelouc, Usti, Rychnov et Litomysl. C'est à Litomysl, centre important du patriotisme tchèque, qu'elle passera la dernière et la plus célèbre étape de sa vie. C'est là qu'elle mourra en 1845, à l'âge de soixante ans. Conseillée et encouragée par son mari, elle, qui a reçu une éducation allemande, commence à apprendre le tchèque, rédige dans cette langue ses premières nouvelles et ose publier ses premiers vers tchèques. Ces nouvelles, marquées par le romantisme sentimental, lui attirent bientôt les faveurs du public, ses articles paraissent dans des revues et des almanachs tchèques. Ces activités sont aussi larges que variées. Monika Koldova: "Pour nous, l'ampleur de sa personnalité s'est rétrécie à la dimension de son livre de cuisine. Cependant elle ne s'est lancée dans cette voie qu'après avoir réalisé que les gens appréciaient toujours plus un bon plat qu'un bon poème qu'elle avait écrit. Et pourtant l'ampleur de ses intérêts et de ses activités était étonnante. Elle s'adonnait à la minéralogie, à l'éducation des jeunes filles, elle traduisait des livres allemands, elle organisait avec beaucoup d'énergie diverses manifestations et activités patriotiques."Entre-temps, Magdalena suit fidèlement son mari et lui donne six enfants dont trois survivront jusqu'à l'âge adulte. Son mariage, qui a commencé par un grand amour et une révolte contre l'autorité maternelle, semble heureux. En lisant ses lettres, on se rend conte cependant que ce n'est qu'une apparence.
Dans une lettre écrite en 1836 à un ami, Magdalena Dobromila écrit:
"Moi, si j'étais de nouveau une jeune fille de vingt ans, et si j'avais les expériences d'aujourd'hui, je préférerais me jeter du plus haut rocher dans un précipice au lieu de me jeter dans les bras d'un mari. Là-bas, j'aurais trouvé une mort subite, tandis que dans le mariage, on se meurt lentement, comme si, jour après jour, on vous torturait en vous enfonçant un épingle dans le corps."
En lisant donc les nouvelles sentimentales et romantiques de Magdalena Dobromila Rettigova, dont les héroïnes tragiques meurent pour l'amour ou sont contraintes à lutter contre les forces du mal, on devrait oublier un peu le large visage souriant de la grande cuisinière et se souvenir de cette dimension secrète de sa personnalité dont les apparences idylliques cachaient un grand désarroi et une profonde blessure intérieure.