Jacques Derrida et la question de l'Europe
Près de six mois après le décès de Jacques Derrida, les hommages unanimes ne cessent de revenir sur l'oeuvre immense du philosophe français. S'il est connu et reconnu dans le monde entier, l'organisation d'une conférence internationale à Prague est pour le moins symbolique puisqu'il s'engagea en faveur des dissidents tchécoslovaques au début des années 1980. Elle avait lieu cette semaine à l'initiative de l'Académie des Sciences de la République tchèque.
De nombreux intervenants, tchèques et français se sont réunis autour du thème de « l'influence de l'oeuvre de Derrida sur la pensée contemporaine ». Parmi eux, Marc Crépon, directeur de recherche au CNRS et professeur de philosophie à l'Ecole Normale Supérieure, qui s'est attaché notamment à analyser les textes du philosophe sur une thématique particulièrement actuelle : la question de l'identité européenne, de son héritage, de sa compréhension et de l'espérance qu'elle peut et doit - ou pas - susciter. Il a joint cette réflexion à celle, déterminante, de la démocratie. Et puisqu'il était aussi question de réfléchir sur la pensée du philosophe français par rapport aux enjeux de l'époque contemporaine, le débat a mené à une mise en perspective de cette identité européenne par rapport à l'identité américaine notamment :
« L'espérance de l'Europe est, dans le travail de Derrida, indisociable de ce qu'il appelle la 'démocratie à venir'. Le lieu de la différence entre Europe et Etats-Unis passerait par les figures différentes de la démocratie qu'elles représentent. Le propre de la démocratie, pour Derrida, c'est d'être un régime politique qui se caractérise par ce qu'il appelle son auto-immunité. »
La démocratie, comme un colosse aux pieds d'argile, qui accueille en son sein des forces qui peuvent la détruire, c'est cela dont il est question et qui est en jeu dans la définition même de l'Europe :
Marc Crépon a expliqué qu'un des facteurs décisifs mis en lumière par Derrida, dans la compréhension de l'identité européenne par rapport aux Etats-Unis notamment, et qui aujourd'hui ressurgit, se situait dans le rapport au religieux :
« Il n'y a pas aux Etats-Unis, cette tradition de philosophie des Lumières, qui a commencé à scinder, dissocier le théologique du politique, qui a commencé à penser que la politique devait être radicalement affranchie des dogmes religieux. Et ça, ça entraîne, comme il l'aurait dit, des milliers de conséquences, et que l'identité peut être ouverte sur une altérité, sans que la liaison entre le théologique et le politique vienne fermer et bloquer cette ouverture. »