Jan Žižka, la figure de proue de la révolution hussite
Une statue gigantesque domine Prague du haut de la colline de Vítkov. C’est le monument équestre de Jan Žižka, chef militaire hussite considéré comme un héros national tchèque. Aujourd’hui encore cependant, la figure de ce commandant imbattable qui force l’admiration, ne fait pas l’unanimité. Etait-ce un fanatique sanguinaire qui noyait ses ennemis dans le sang ou un combattant de Dieu qui a sacrifié sa vie à la lutte pour la vérité ? Dans une biographie monumentale intitulée Jan Žižka, život a doba husitského válečníka (Jan Žižka, la vie et l’époque du guerrier hussite), l’historien Petr Čornej brosse un portrait objectif du héros hussite et le situe dans son contexte historique.
Le mode de penser au Moyen Age
Comment comprendre et expliquer les aspirations et les motivations d’un personnage du Moyen Age tardif ? L’historien Petr Čornej se rend bien compte des difficultés d’une telle entreprise :
« On se dit : ‘Je dois comprendre l’homme du XIVe et du XVe siècle parce qu’autrement je ne serais pas capable d’en parler. Mais c’est un grand problème, parce que nous ne serons jamais capables de nous glisser dans la peau des acteurs de ces événements historiques. Nous ne serons jamais capables d’effacer cette distance qui nous sépare de ces gens-là. La seule chose que nous pouvons faire, c’est de tenter de nous rapprocher un peu de leur mode de penser. »
Heureusement l’historiographie dispose quand même d’innombrables textes littéraires de l’époque, de milliers de sermons, de catéchismes. Petr Čornej constate que nous avons beaucoup d’autres sources qui nous renseignent sur la façon de refléchir des gens du Moyen Age et sur leurs valeurs et leurs préférences. Dans la vie de Jan Žižka il y a des périodes entières dont nous ne savons presque rien ou très peu de choses. Pour reconstituer sa vie sans recourir à la spéculation, l’historien était donc obligé de travailler avec ces sources secondaires qui, heureusement, ne manquent pas. Jan Čornej a également réuni dans son livre de nombreux témoignages des contemporains de Jan Žižka. Il insiste sur l’importance de ces témoins parce que dans certains cas ces hommes connaissaient personnellement le guerrier hussite :
« Et ces témoins évoquent les traits de son caractère et ses manières. Ils sont unanimes à constater qu’il était audacieux et téméraire, résolu et énergique, acharné et ardent, et sans doute aussi charismatique, mais personne ne dit qu’il était prudent, pondéré, prévoyant et ouvert aux compromis. C’était donc un caractère très énergique. »
Le hobereau du manoir de Trocnov
La date de la naissance du future héros hussite est incertaine. Il est probablement né autour de 1360. Jan Žižka, petit hobereau du manoir de Trocnov, cherche à améliorer sa situation matérielle qui est sans doute très modeste. Borgne depuis son adolescence, il se lance dans la carrière militaire et les premières étapes de son existence n’ont rien à voir avec les aspirations d’un combattant de Dieu. Sa trace disparaît et réapparaît fugitivement dans les annales de l’histoire. Nous savons qu’il a été deux fois marié et qu’il avait un frère et une sœur.
Mercenaire dans des armées tchèques et étrangères, il est aussi pendant un temps chevalier brigand et s’il échappe à l’échafaud, c’est seulement parce qu’il est amnistié par le roi Venceslas IV. Au moment où il devient membre de la garde royale, sa personnalité impressionnante commence finalement à émerger des profondeurs du Moyen Age. En 1419, lorsque la révolution hussite éclate, il se joint à ce mouvement réformateur et devient un défenseur sans merci de la doctrine de Jan Hus. Petr Čornej s’interroge sur les motifs de son engagement :
« Žižka s’est joint au mouvement hussite parce qu’il s’est identifié au programme hussite de rénovation de l’Eglise et de la société. Et peut-être avait-il encore un motif très personnel de s’assurer le salut, aspiration principale de tout chrétien. Pendant de longues années il a vécu dans le péché, en tant que soldat il a tué, il a agi en dehors de la loi, et en se joignant à la Loi de Dieu, il pouvait réparer ses torts. C’était donc peut-être aussi une sorte de pénitence. »
Les cinq années glorieuses dans la vie du grand commandant
Au début de la révolution hussite, il ne reste à Jan Žižka que cinq ans à vivre mais ce seront des années glorieuses. Il lance un défi aux autorités les plus puissantes du monde médiéval et notamment au pape et à l’empereur qui déploient en vain tous les moyens possibles pour écraser l’hérésie tchèque. Les défaites honteuses de l’armée impériale, les croisades dispersées, les anathèmes vains se multiplient et les hussites sous la houlette de leur chef borgne sortent toujours victorieux de ces combats, car Jan Žižka s’affirme comme un stratège génial. Petr Čornej constate que le vieux guerrier avait entre autres un talent d’improvisation :
« Grâce à son tempérament fougueux, Žižka était capable de prendre des décisions rapides et de trouver des solutions optimales. Il savait profiter de ses longues expériences militaires dans les guerres en Bohême et à l’étranger. Il s’orientait parfaitement sur le terrain, et même aveugle ou presque, il savait tirer les conclusions justes des informations de ses conseillers. En tant que commandant, il savait aussi très bien évaluer ses forces et quand il voyait qu’il ne pouvait pas vaincre, il évitait de se battre et se retirait. »
Un vengeur inexorable
Implacable sur le champ de bataille, Žižka ne pardonnait rien, même à ses ennemis vaincus. Les représailles atroces qu’il infligeait, par exemple, aux habitants des villes assiégées ayant osé lui résister, sont décrites avec beaucoup de détails dans des chroniques de l’époque. Selon Petr Čornej, ces massacres, aussi abominables et intolérables qu’ils puissent nous paraître aujourd’hui, doivent être resitués dans le contexte guerrier du Moyen Age :
« Žižka n’agissait pas comme un criminel de guerre mais selon les règles militaires en vigueur depuis l’Antiquité. Le conquérant appelle la ville assiégée à rendre les armes et promet de sauver la vie de ses habitants. Mais lorsque la ville refuse de se rendre et continue à faire front à l’adversaire et même à l’offenser, celui-ci se croit autorisé à massacrer ses habitants. Ce que nous considérons aujourd’hui comme un crime de guerre n’était pas un crime dans la perception de la guerre de cette époque-là. Mais il est vrai que dans ses opérations militaires Žižka était plus rigoureux que les autres commandants hussites. »
A noter que la cruauté de ces représailles est mal vue déjà à l’époque par certains commandants hussites et critiquée entre autres par le penseur et réformateur de l’Eglise Petr Chelčický. Quoi qu’il en soit, l’inexorabilité de Jan Žižka en rajoute encore à sa légende de démon sanguinaire abondamment exploitée par ses adversaires. Par contre, cette réputation démoniaque a aussi un impact psychologique important car elle sème la terreur sur le champ de bataille et affaiblit d’avance les ennemis des hussites.
La vie posthume du héros hussite
Jan Žižka meurt comme il a vécu, sur le champ de bataille et parmi ses soldats. Il quitte le monde le 11 octobre 1424, à l’époque où la révolution hussite est loin d’être terminée. La mort du grand commandant est le commencement de sa seconde vie, sa vie posthume. Disparu, il continuera à jouer un rôle important dans l’histoire tchèque et l’aura héroïque qui nimbe son personnage sera exploitée par différents mouvements politiques. Petr Čornej rappelle que dans l’histoire postérieure il y a eu deux époques qui lui ont voué un véritable culte. Son héroïsme est célébré à partir de la fin du XVe siècle jusqu’à la défaite des protestants tchèques à la Montagne blanche en 1620 et puis aussi entre les années 1860 et 1960 :
« La perception du hussitisme au XIXe et au XXe siècle a fait beaucoup de mal parce que tous les grands mouvements politiques et idéologiques y ont projeté leurs idées. Evidement s’il n’y avait pas dans le hussitisme des aspects religieux, nationaux et sociaux, on ne pourrait pas les exploiter de cette manière absolue… »
Un grand nombre de livres ont été déjà écrits sur Jan Žižka. La valeur de la biographie signée Petr Čornej réside entre autres dans le fait que l’historien ne brosse pas seulement le portrait du grand commandant mais aussi de toute son époque. Žižka apparaît dans le livre comme un homme qui, sans être un génie politique, a pourtant été artisan de l’histoire, comme un homme qui a eu la force d’imposer sa volonté au cours des événements historiques.
L’auteur ne cache pas les traits sombres et problématiques du personnage de son héros, il ne veut ni l’idéaliser, ni le diaboliser, son souci d’objectivité est décelable à chaque page. Et pourtant, le lecteur finit par avoir l’impression que, malgré son impartialité, Petr Čornej éprouve une profonde sympathie pour son héros. C’est comme si le rayonnement charismatique de Jan Žižka qui galvanisaient jadis ses soldats, opérait encore aujourd’hui à travers les siècles.