« Père spirituel de la nouvelle vague tchécoslovaque », Vojtěch Jasný est mort
Le réalisateur Vojtěch Jasný est mort, le 16 novembre, à l’âge de 93 ans. On lui doit notamment Chronique morave (Všichni dobří rodáci), prix de la mise en scène à Cannes en 1969, un film resté au placard jusqu’à la chute du communisme trente ans plus tard mais aussi le film réjouissant et inventif, Un jour un chat
Du haut de son clocher, le vieil Oliva, interprété par Jan Werich, observe la vie de son petit village tchèque, et commente avec humour les turpitudes et la vie, plus ou moins rangée de ses habitants. Cette apparente tranquillité est bientôt perturbée par l’arrivée d’un chat qui a la particularité de porter des lunettes : lorsqu’il les enlève, son regard colore les gens selon leur tempérament, leurs défauts, leurs sentiments.
Sorti en 1963, Un jour un chat (Až přijde kocour), est le film qui a véritablement révélé Vojtěch Jasný, tant dans son pays qu’à l’étranger. Récompensé à Cannes par le prix du jury, ce conte philosophique et satirique est remarqué pour son expérimentation au niveau des procédés techniques mais aussi pour son histoire : quoi de moins anodin en effet, de traiter de la question de la vérité et des secrets intimes dans la Tchécoslovaquie communiste ?
« Quand Un jour un chat a été réalisé, une soirée a été organisée au château de Lány (résidence des présidents tchèques, ndlr), dans les jardins. Le président Antonín Novotný est venu me voir, à la lumière du feu, il m’a regardé dans les yeux et m’a dit : ‘Jasný, vous pouvez faire n’importe quel film après le Chat, vous aurez l’argent, tout, mais si vous allez contre le parti, nous vous tuerons. Je lui ai souri et répondu : ‘Vous pensez que je m'y risquerais ? (rires) Et c’en est resté là. »Cette anecdote, un peu glaçante, avouons-le, Vojtěch Jasný l’a racontée en 2008 au micro de notre collègue de la rédaction anglaise, Ian Willoughby. Vojtěch Jasný a été dans les petits papiers du président communiste Antonín Novotný, car ce dernier avait adoré son film J’ai survécu à ma mort (Přežil jsem svou smrt), sur le destin d’un jeune Tchèque rescapé de Mauthausen, un camp où avait été également envoyé le futur chef de l’Etat tchécoslovaque. C’est aussi Novotný qui sauvera le réalisateur de la police secrète communiste qui voulait le recruter comme informateur.
Résistant et agent britannique pendant la Seconde Guerre mondiale, Vojtěch Jasný, dont le père est mort à Auschwitz, a été lui-même communiste comme de nombreuses autres personnes à cette époque : par antifascisme et par espoir d’un monde différent. Les premiers films d’après-guerre de celui qui fut un des premiers diplômés de la toute récente école de cinéma de Prague, la FAMU, sont d’ailleurs des films de propagande. C'est un voyage de Sibérie en Chine qui achèvera de lui dessiller les yeux.
La libéralisation progressive des années 1960 (et les progrès techniques du cinéma de l’époque) permet à Vojtěch Jasný d’exprimer son talent de cinéaste et il inspire ainsi ses plus jeunes collègues, Miloš Forman, Ivan Passer, Jiří Menzel, Juraj Jakubisko, autant de grands noms du panthéon du cinéma tchécoslovaque.
Outre le fameux Un jour un chat, le réalisateur a donné naissance à un deuxième film, tout aussi célèbre : Chronique morave (1968), qui est une plongée dans la Tchécoslovaquie de l’après-guerre où, dans ce petit village de Moravie, les amitiés vont se défaire, les arrestations se multiplier avec l’arrivée au pouvoir du parti communiste et la transformation de la campagne traditionnelle au gré de la collectivisation forcée. Chef d’œuvre incontesté de Vojtěch Jasný, Chronique morave avait bénéficié, lui aussi, du coup de pouce d’un autre dirigeant politique, Alexander Dubček, symbole de la libéralisation de l’époque et du « socialisme à visage humain » :
« Je lui dois tout. Il avait été à l’école politique à Moscou, avec Brejnev. Ils étaient amis, et Brejnev pensait qu’il serait obéissant. Mais Dubček nous a rejoints, avec son ‘socialisme à visage humain’, et il était vraiment pour les réformes. Il m’a donc appelé et m’a dit : ‘Jasný, vous pouvez faire votre film maintenant, vous aurez tout ce que vous voulez. J’avais attendu 12 ans. A Dubček, je dois mon film, mais à Novotný, je dois la vie. C’est ainsi. Ce n’est pas si simple avec le communisme. Ils étaient aussi humains… »
Vue par près d’un million de personnes en quelques mois de projection à peine, Chronique morave payera les suites de l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie : le film est interdit, « mis au coffre-fort », comme on disait à l’époque. Avec la mise en place de la « normalisation », Vojtěch Jasný a alors choisi le chemin de l’exil : en Autriche, Allemagne de l’Ouest, Yougoslavie, et d’autres pays avant de finalement poser ses valises aux Etats-Unis où il retrouvera Miloš Forman qui le considérait comme le « père spirituel de la nouvelle vague tchécoslovaque ».Sa carrière à l’étranger, oscillant entre documentaires et réalisations sur la base de scénarios d’autres personnes, ne se distinguera plus guère par une signature d’auteur. On lui doit tout de même en 1991 le premier grand portrait documentaire consacré à Václav Havel, qui a contribué à populariser le héros de la révolution de Velours à l’étranger.
Son retour dans son pays d’origine donnera lieu à encore quelques rares productions. Pourtant, son désir de se tenir derrière la caméra était resté intact : « Je veux vivre jusqu’à cent ans, car je dois encore faire de nombreux films que personne ne fera comme moi, » confiait-il en 2012 en recevant un prix pour sa carrière au festival du film documentaire de Jihlava.