Toyen : la vie fantasmée d’une artiste tchèque en France
Elle s’appelait Marie Čermínová, mais tout le monde la connaît sous son pseudonyme Toyen. Cette artiste surréaliste a vécu et travaillé une bonne partie de sa vie en France, où elle est morte le 9 novembre 1980, dans l’isolement et la précarité. Pourtant, depuis plusieurs années, cette femme mystérieuse et originale fait partie des artistes tchèques les plus cotés sur le marché de l’art. Sa vie continue d’intriguer historiens, journalistes et écrivains. Parmi eux, Milena Štráfeldová, qui prépare une biographie romancée de Toyen. Rencontre.
« Par exemple, Toyen a prétendu toute sa vie qu’elle n’avait pas de famille, ce qui est une bêtise, évidemment, car tout le monde a une famille. J’ai donc été très intriguée par cette famille inexistante. Je me suis également aperçue que les livres et articles qui lui avaient été consacrés en République tchèque, contenaient des erreurs, de fausses informations et des spéculations. Les chercheurs tchèques ne se sont pas donné la peine d’aller fouiller dans les archives. »
Née en 1902, Marie Čermínová, qui a adopté le pseudonyme Toyen au début de sa carrière artistique, a quitté le foyer familial à l’âge de 16 ans. D’abord employée comme ouvrière dans une savonnerie, elle est ensuite entrée à l’Ecole supérieure des Arts décoratifs (UMPRUM) de Prague. Milena Štráfeldová :
« Toyen vient d’un milieu modeste. Sa famille a des origines en Bohême du Sud, dans la région de Hluboká et de Týn nad Vltavou. Sa mère était servante, son père militaire. Apparemment, la mère de Toyen était assez ambitieuse, car elle a fini par avoir sa propre maison : après avoir déménagé à Prague, la famille a acheté un immeuble dans le quartier de Smíchov. C’était à la fin du XIXe siècle, Prague s’agrandissait, on y construisait de nouvelles usines et la ville offrait de nombreuses opportunités de travail. Le père de Toyen est devenu facteur, sa mère est restée au foyer, elle s’occupait de Toyen et de sa sœur aînée. »« Toyen est née à Prague. J’ai trouvé l’école qu’elle fréquentait et c’est comme ça que j’ai appris que pendant des années elle avait eu de mauvaises notes en dessin et en arts plastiques ! Remarquez, c’est souvent comme ça chez les artistes… »Après trois ans à l’Ecole des Arts décoratifs, Toyen abandonne les études et part en vacances sur l’île croate de Korcula. Elle y fait la connaissance d’un jeune artiste tchèque, Jindřich Štýrský. Une rencontre qui sera décisive pour la suite de sa vie.
Une femme surréaliste
Les deux artistes s’inspirent mutuellement. Ils inventent un mouvement artistique original, l’artificialisme, avant de se joindre au surréalisme. A cette époque, Toyen se rend en France pour la première fois. Milena Štráfeldová :
« Ce premier séjour de Toyen en France remonte à Noël 1924. Elle y est allée avec son compagnon artistique, Jindřich Štyrský. Je précise bien que c’était son compagnon de route, et pas son partenaire. Toyen niait toute relation amoureuse, mais elle était quand même tout le temps à ses côtés. Štyrský était un homme aux talents multiples : poète, écrivain, scénariste, mais c’était surtout un remarquable plasticien qui se consacrait aussi bien à la peinture qu’à l’art graphique, à l’illustration ou encore à la photographie. Il était le théoricien et le porte-parole de ce couple artistique, c’est lui qui a été l’auteur des manifestes qu’ils ont rédigés ensemble, tandis que Toyen, elle, n’a pas écrit une seule ligne.« En revanche, elle était plus ancrée dans la réalité. Štýrský avait une santé fragile et Toyen s’occupait de lui lorsqu’il était malade, elle lui apportait des médicaments. Elle s’est occupée de toutes les choses d’ordre matériel jusqu’au décès de Štýrský, en 1942. »
Le premier séjour de Toyen et Štýrský en France a duré trois ans : le couple est retourné à Prague en 1928. Suffisamment longtemps pour que les deux jeunes artistes acquièrent une certaine renommée à Paris :« Comme ils n’avaient pas beaucoup d’argent quand ils sont arrivés à Paris, ils ont habité à Montrouge, dans la banlieue sud de Paris. A l’époque, c’était encore un joli village où séjournaient de nombreux artistes. Toyen et Štýrský y ont loué un atelier et c’est là qu’ils ont organisé leur première exposition. La deuxième a eu lieu sur le boulevard du Montparnasse, et la troisième presqu’au centre de Paris. »
De retour à Prague, les deux artistes initient la fondation, en 1934, du groupe surréaliste tchèque, établissant des liens entre les artistes locaux et leurs amis André Breton, Paul Eluard et Louis Aragon.
Avant que la guerre n’éclate, Toyen effectue plusieurs courts séjours en France, accompagnée de ses amis tchèques. Elle côtoie, entre autres, Max Ernst et Salvador Dalí… Après la guerre, en 1947, un an avant que les communistes n’accèdent au pouvoir en Tchécoslovaquie, l’artiste s’installe à Paris pour de bon.
« Toyen a fait preuve d’une grande perspicacité. A la différence de ses amis pragois, dont certains, comme le poète Nezval, admiraient l’Union soviétique, elle a pressenti ce qui allait se passer en Tchécoslovaquie. Elle est partie à Paris avec l’ensemble de l’œuvre de Jindřich Štyrský, dont elle a hérité après sa mort en 1942, en prétendant qu’elle voulait organiser une grande exposition en son hommage en France. »
Toyen est partie aux côtés de son ami Jindřich Heisler, devenu son second compagnon de route. Milena Štráfeldová raconte :
« Poète surréaliste, artiste et photographe, Jindřich Heisler était de treize ans son cadet. D’origine juive, il aurait dû être déporté en camp de concentration, mais il ne s’est pas présenté au transport. Il s’est caché chez plusieurs amis et membres de sa famille, mais c’est chez Toyen qu’il a passé l’essentiel de la guerre. Ils ont vécu pendant quatre ans dans un petit studio dans le quartier de Žižkov, dans un immeuble qui existe toujours. Jindřich Heisler occupait la salle de bain, il dormait dans la baignoire… »« Là encore, il s’agissait d’une relation assez particulière entre les deux artistes : bien que très proches l’un de l’autre, ils n’étaient pas amants. En 1947, ils sont partis ensemble en France pour ne plus jamais revenir dans leur pays d’origine. Jindřich Heisler est mort subitement au début des années 1950 et Toyen est restée seule à Paris. »
Pas tout à fait seule cependant, puisqu’elle était entourée de ses amis surréalistes dont elle avait fait la connaissance durant l’entre-deux-guerres, tels André Breton, Benjamin Péret ou encore le critique d’art Charles Estienne.
C’est en leur compagnie que Toyen s’est rendue à plusieurs reprises en Bretagne, devenue terre d’inspiration pour elle comme pour de nombreux autres artistes tchèques. Récemment, l’historienne de l’art Anna Pravdová a évoqué, sur Radio Prague, les motifs bretons dans l’œuvre de Toyen :
« Evidemment, ses tableaux bretons sont très différents par rapport au reste de son œuvre. Ce ne sont pas des tableaux réalistes, mais des sublimations, des œuvres où elle transmet ce qu’elle a pu ressentir en observant notamment la nature sauvage sur l’Île de Sein, où le vent souffle très fort et où l’océan est déchaîné... Et alors, on trouve sur ses toiles une plume d’oiseau, un galet... Car elle aimait aller avec ses amis sur la plage et ramasser ce que la mer apportait. Elle en a fait des compositions originales, presqu’abstraites, mais où l’on sent bien la présence de l’océan, des poissons, des éléments authentiques. »
Une chaise blanche, quatre petites cuillères…
Au fil du temps, le cercle d’amis de Toyen s’est rétréci et l’artiste s’est alors réfugiée dans un monde à elle. Le secret, le rêve, le subconscient demeurent ses sources d’inspiration, tout comme le monde animalier et la nature tout court :
« Elle insistait sur son mode d’expression artistique qui, à l’époque, n’était pas apprécié à sa juste valeur. Toyen peignait des tableaux plus ou moins pour elle-même, comme elle l’a d’ailleurs avoué à quelques Tchèques qui lui ont rendu visite à Paris à la fin des années 1960. Après une longue pause, elle a alors accueilli quelques-uns de ses compatriotes. Il était, paraît-il, difficile de l’aborder, de communiquer avec elle. Elle refusait d’être prise en photo par exemple. »Comment l’artiste gagnait-elle donc sa vie en France ?
« Je crois qu’elle vivait très modestement. Elle gagnait sa vie en illustrant des livres par exemple, mais même là il s’agissait de commandes de ses amis surréalistes. A la fin de sa vie, Toyen s’est liée d’amitié avec deux Français plus jeunes qu’elle, une poète et un peintre, qui se sont occupés d’elle pendant ses derniers jours. A Paris, j’ai retrouvé la liste du mobilier de l’appartement de Toyen qui avait été rédigée après sa mort par un notaire. On y trouve une chaise blanche de cuisine, quatre petites cuillères en alpaca et quelques objets encore. Et ses tableaux, bien sûr, qui sont aujourd’hui vendus aux enchères pour des sommes vertigineuses, en République tchèque comme à l’étranger. Je pense que sa renommée aujourd’hui en France est comparable à celle de František Kupka. »
A titre d’exemple, le tableau « L’Origine de la vérité », qui compte parmi les plus appréciés de la peintre chez les collectionneurs tchèques, a été cédé pour quelque 370 000 euros lors d’une vente aux enchères à Prague en 2018.En novembre 1980, le décès de Marie Čermínová alias Toyen est passé inaperçu dans les médias tchécoslovaques. L’artiste a été inhumée au cimetière des Batignolles, là où reposent également ses amis Jindřich Heisler, André Breton et Benjamin Péret.
Le public français a pu découvrir la création de l’une des plus grandes femmes peintres tchèques du XXe siècle un an après sa mort, lorsque le Centre Pompidou a consacré une grande exposition à Toyen, Jindřich Štýrský et Jindřich Heisler.
Un garçon manqué ?
Dans sa biographie romancée de Toyen, qui paraîtra en 2020 aux éditions Mladá fronta, Milena Štráfeldová s’efforce de s’en tenir à la réalité. Après avoir consulté des archives tchèques et françaises, voyagé à Paris, en Bretagne et en Provence, l’écrivaine entend brosser un portrait fidèle d’une artiste dont la vie reste entourée d’un voile de mystères et de légendes. Un de ces mystères se rapporte à l’identité sexuelle de Toyen, dont nous connaissons de nombreux dessins érotiques. Une ambiguïté accentuée par le fait que l’artiste s’habillait en homme, portait des cheveux courts et fumait… Selon Milena Štráfeldová, cette attitude masculine dans sa façon de s’habiller et même dans son langage est à l’origine du mythe, authentique, qui s’est construit autour de sa personne :
« La vie, l’œuvre et les relations intimes de Toyen font l’objet d’études détaillées et de thèses notamment aux Etats-Unis, où elle est actuellement très populaire. Ce qui est avéré, c’est que son attitude masculine, lorsqu’elle avait une vingtaine d’années, a surpris les milieux avant-gardistes à Prague. Ce qui est vrai aussi, c’est que parmi toutes les femmes qui fréquentaient ces milieux, Toyen est la seule à avoir été reconnue. »« Ceci dit, elle n’était pas non plus la seule jeune fille, dans les années 1920, à porter des cheveux courts, un pantalon, une veste, et à fumer ! Sur les photos prises plus tard, on voit bien qu’elle est revenue à un style féminin, qu’elle portait à nouveau des tailleurs et des chapeaux. Sur ces photos, dont certaines ont été prises par Josef Sudek, puis plus tard à Paris par Man Ray, Toyen est même une très belle femme ! Tout en cultivant toujours un certain secret… »
« Quant à savoir si elle entretenait des relations intimes avec les femmess, le poète Jaroslav Seifert, qui a fréquenté les mêmes milieux artistiques que Toyen dans l’entre-deux-guerres, dit à peu près ceci dans ses Mémoires : ‘Toyen voulait nous persuader qu’elle avait, elle aussi, un faible pour les belles filles. Mais personne ne l’a crue.’ Moi-même, j’ai ma propre opinion sur le sujet que je m’efforcerai de défendre dans mon livre. »
Il faudra donc attendre l’année prochaine et la publication de la biographie romancée de Toyen par Milena Štráfeldová pour en découvrir davantage sur l’histoire d’une artiste et d’une femme dont la vie et l’œuvre, plus que jamais, restent source de curiosité et de fantasmes.