Une énigme nommée Toyen
Ecrire un roman sur la vie de Toyen (1902-1980) est sans doute une chose bien difficile car cette artiste était une femme qui gardait farouchement les secrets de sa vie intérieure. L’écrivaine Milena Štráfeldová (1956) a pourtant relevé ce défi et a décidé de retracer l’itinéraire de cette femme qui a cherché à effacer ses traces, mais a laissé une profonde empreinte dans les arts plastiques. Le roman intitulé To je on. O té, co si říkala Toyen (C’est lui. Celle qui se nommait Toyen) est sorti en 2021 aux éditions Euromedia Group - Universum.
Une icône du surréalisme
Qui était Toyen ? Il existe d’innombrables réponses à cette question qui semble simple au premier abord mais aucune de ces réponses ne peut saisir la personnalité de Toyen dans sa complexité. Le roman de Milena Štráfeldová pose aussi cette question. C’est un livre qui invite le lecteur à chercher lui-même la femme derrière l’icône du surréalisme. Milena Štráfeldová constate :
« D’une part, André Breton a déclaré que Toyen figurait dans la dizaine des artistes les plus importants du XXe siècle. Et d’autre part, pour nous, Toyen était, jusqu’à une époque relativement récente, une artiste quasi inconnue. Depuis son départ en exil en 1947, le régime totalitaire a cherché à effacer ses traces dans notre vie culturelle. En tout cas, c’est une des artistes peintres les plus importantes, sinon la plus importante, dans l’histoire des arts plastiques tchèques. »
La famille de Marie Čermínová
Milena Štráfeldová n’a pas eu l’ambition d’écrire un livre sur l’œuvre de Toyen, c’est une tâche qu’elle abandonne volontiers aux historiens de l’art mais elle estime qu’on ne peut pas séparer la femme Toyen et l’artiste Toyen parce que c’est dans l’art que sa personnalité a trouvé son expression la plus authentique. En évoquant les méandres de la vie de Toyen dès sa petite enfance, elle cherche à rendre la célèbre artiste plus proche, plus humaine. Elle amène le lecteur tout d’abord dans le quartier ouvrier de Smíchov à Prague, lieu de naissance de Marie Čermínová qui devait entrer dans l’histoire de l’art sous le nom de Toyen :
« Ses parents étaient originaires de Bohême du Sud. Sa mère était servante, son père était militaire et ils se sont lancés à la conquête de Prague. Ils étaient sans doute très appliqués et très actifs parce que, après des débuts difficiles, ils ont réussi à acquérir une maison de rapport dans le quartier ouvrier de Smíchov. C’est ainsi qu’ils se sont hissés jusqu’à la classe moyenne de la société pragoise. Toyen est donc née dans une famille de la petite bourgeoisie vivant toutefois dans un quartier ouvrier. Et je pense que cette contradiction s’est reflétée dans la formation de sa personnalité. Jeune, elle adhère au mouvement anarcho-communiste et c’est le moment où elle adopte une attitude critique et radicale. A l’âge de seize ans, elle rompt avec ses parents et elle déclare à ses amis tchèques et plus tard aussi à ses amis français : ‘Je n’ai pas de famille’. »
Le tandem Štyrský-Toyen
Ce sont donc désormais ses amis qui deviennent la famille de cette jeune femme qui se comporte souvent comme un homme. Elle s’impose bientôt par son originalité parmi les membres des avant-gardes tchèques des années 1920 et 1930. On ne lui connaît que très peu d’amitiés féminines mais elle s’associe avec des hommes, elles fraternise avec ses amis masculins. Trois hommes, trois artistes joueront des rôles importants dans sa vie et dans son évolution artistique – Jindřich Štyrský, Jindřich Heisler et finalement aussi le grand gourou du surréalisme André Breton. Milena Štráfeldová évoque ces trois amitiés fructueuses dans son livre :
« A partir de 1922 et jusqu’à la mort de Jindřich Štyrský en 1942, c’est-à-dire pendant vingt ans, Toyen et lui forment une espèce d’équipe artistique dans le cadre de laquelle ils collaborent très étroitement. Toyen a toujours nié qu’il y ait eu entre eux aussi un lien érotique, elle a toujours soutenu qu’il s’agissait exclusivement d’une collaboration artistique. Elle crée avec Štyrský par exemple un nouveau courant artistique qu’ils appellent l’artificialisme, ils se lancent dans la mise en page de livres, ils réalisent des œuvres graphiques et des illustrations, ils publient de la littérature érotique. Cependant, ils habitent séparément et ils sont donc liés surtout par leurs activités artistiques. »
La grande aventure surréaliste
Dans les années 1930, Štyrský et Toyen adhèrent au mouvement surréaliste. Ils entretiennent de vives relations avec les personnalités les plus importantes du mouvement surréaliste français, ils accompagnent leurs amis surréalistes lorsque ceux-ci visitent Prague et la Bohême et ils participent à des expositions, des conférences et à d’autres manifestations organisées pendant cette visite qui donnera de nombreuses impulsions à la vie culturelle tchèque.
Une amitié sous l’occupation
Jindřich Štyrský meurt en 1942 et Toyen se lie d’amitié avec un poète en herbe. Il s’appelle Jindřich Heisler et c’est avec lui que Toyen vivra la période probablement la plus difficile de sa vie. Milena Štráfeldová retrace en détail cette période dangereuse dans son roman :
« Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Toyen est sans doute très profondément influencée par sa coexistence avec le poète surréaliste Jindřich Heisler. On peut dire qu’elle lui a sauvé la vie. Juif, Jindřich Heisler aurait été sans doute déporté dans un camp de concentration, mais il ne s’est pas inscrit en tant que membre de la communauté juive et a trouvé refuge dans le studio de Toyen. Jindřich Heisler a donc été un des rares juifs de Prague à avoir réussi à survivre dans l’illégalité jusqu’en mai 1945. C’était extrêmement dramatique, maintes fois il a failli être découvert lors de perquisitions menées par les autorités nazies, ce qui aurait été fatal non seulement pour lui mais aussi pour Toyen. Et après la guerre, lorsque Toyen décide de quitter en 1947 la Tchécoslovaquie parce qu’elle se rend compte que le pays s’achemine vers un régime totalitaire, elle s’installe avec Jindřich Heisler en France. Quand celui-ci meurt prématurément en 1953, le seul refuge qui lui reste alors, c’est le groupe surréaliste et son maître spirituel André Breton. »
Un érotisme explicite
Depuis sa jeunesse, Toyen exerce une fascination sur son entourage. Pendant certaines périodes, elle cherche à cacher sa jeune beauté, elle s’enlaidit, elle porte des vêtements d’homme grossiers, elle nourrit volontiers les rumeurs de ceux qui la prétendent lesbienne. Mais il y a aussi des moments où elle se transforme en femme élégante d’une grâce très féminine qui sait faire valoir ses belles jambes en bas de soie dans des souliers à hauts talons. Est-ce une façon de se rendre plus intéressante, de créer l’image d’une femme insaisissable et énigmatique ? Milena Štráfeldová ne voit dans cette attitude rien d’artificiel, elle est convaincue que Toyen ne se souciait pas des réactions de son entourage et aimait transgresser les tabous. Cela se manifeste d’ailleurs aussi dans son approche de l’érotisme et Milena Štráfeldová ne cache pas dans son livre que dans une période de sa vie Toyen a créé de nombreux tableaux et dessins d’un érotisme très explicite :
« Je pense que cela faisait partie de son refus radical des conventions. L’érotisme jouait sans doute un rôle important dans le surréalisme. Les surréalistes exploraient le subconscient où ils trouvaient évidemment aussi des thèmes érotiques. Et Toyen est allée le plus loin dans cette voie. Nous ne connaissons aucun autre membre du mouvement surréaliste tchèque qui aurait osé être aussi explicite. Mais je n’y vois pas en premier lieu la représentation érotique mais surtout la manifestation d’un refus des conventions. »
Une âme qui refuse de se confier
Exilée en France à partir de 1947, Toyen renoue avec le groupe surréaliste et notamment avec André Breton, mais après la mort de celui-ci et la désagrégation du groupe, elle devient de plus en plus isolée. Elle continue à travailler mais elle n’expose que rarement, refuse de contribuer à sa publicité et tombe progressivement dans l’oubli. Ce n’est qu’en 1982, deux ans après sa mort, que le Centre Pompidou présentera à Paris une exposition des œuvres de Toyen, de Jindřich Štýrský et de Jindřich Heisler, exposition qui contribuera au regain d’intérêt pour l’œuvre de Toyen et marquera le début de sa vie posthume.
Ecrire sa biographie est une chose difficile parce qu’elle n’aimait pas se confier. Elle n’a pas laissé de journal intime, de mémoires ou d’autres documents écrits. Nous connaissons donc relativement bien les événements de sa vie mais nous ne savons pratiquement rien sur sa vie intérieure, sur ses sensations, sur ses amours. Milena Štráfeldová cherche quand même à révéler les secrets de cette âme qui ne se confie à personne. Elle entre donc dans le récit en tant que personnage fictif pour poser des questions et pour faire parler cette femme énigmatique sur sa vie intérieure. Les réponses qu’elle reçoit sont cependant rares et évasives :
« C’est une espèce de licence littéraire qui m’a permis de garder une certaine distance et en même temps de signaler les vides dans la biographie de Toyen, c’est à dire les moments dont nous ne savons rien ou dont elle ne voulait pas parler. Je voulais aussi lui donner l’occasion de me gronder pour avoir fouillé dans sa vie. Et elle l’a fait. »
Fidèle à elle-même
Toyen a passé une grande partie de sa vie en France et sa vie et son œuvre représentent donc un lien entre les cultures tchèque et française. Le roman sur sa vie pourrait intéresser sans doute aussi les lecteurs français. Interrogée sur les possibilités de faire traduire son roman en français, Milena Štráfeldová répond :
« Evidemment, c’est ce que j’appellerais de tous mes vœux. Cependant, ce n’est pas à moi qu’il faut le demander, mais peut-être à des traducteurs et à des éditeurs en France. Je ne sais pas répondre à cette question. »
Aujourd’hui Toyen n’a plus besoin de publicité. Ses œuvres se trouvent dans des musées et des galeries prestigieuses, les prix de ses œuvres montent toujours et ses expositions se multiplient. Elle nous a laissé son œuvre et aussi l’image d’une femme qui était consciente de sa mission et qui lui a sacrifié sa vie. Milena Štráfeldová souligne un trait important de son caractère :
« Je dirais que c’était surtout son obstination à réaliser ses intentions. Elle n’a jamais dévié de son chemin. Elle ne faisait rien pour la gloire, pour se rapprocher du goût général, pour assurer ses besoins matériels. Elle visait toujours l’essence même de son art mais elle a vécu pratiquement toute sa vie dans le dénuement. Elle était surtout fidèle à elle-même, fidèle coûte que coûte, et c’était probablement cela qui m’a le plus intriguée dans sa personnalité et dans sa vie. »