La Bretagne de Mucha, Kupka, Zrzavý et d’autres artistes tchèques
« Bonjour, Monsieur Gauguin », tel est le nom de l’exposition conçue par la Galerie nationale de Prague et le Musée départemental breton de Quimper qui se déroule jusqu’au 17 mars prochain au Palais Kinský, sur la place de la Vieille-Ville de Prague. Elle met à l’honneur les artistes tchèques des XIXe et XXe siècles, pour lesquels le littoral breton est devenu une terre d’inspiration. Coup de projecteur sur cette exposition réussie qui avait déjà rencontré un grand succès public l’été dernier à Quimper, avec l’une de ses commissaires, Anna Pravdová, conservatrice à la Galerie nationale de Prague.
Anna Pravdová, comment avez-vous conçu l’exposition « Bonjour, Monsieur Gauguin » ?
« L’exposition retrace la présence des artistes tchèques en Bretagne pendant la deuxième moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. Chaque étage correspond à un demi-siècle. Elle commence au deuxième étage du Palais Kinský, avec une partie introductive et la création d’artistes qui viennent en Bretagne dès 1850, tels Jaroslav Čermák, Soběslav Pinkas ou Václav Brožík. Nous présentons aussi le contexte international, avec notamment la toile ‘Bonjour, Monsieur Gauguin’, peinte par Paul Gauguin en Bretagne et qui fait partie, depuis les années 1930, des collections de la Galerie nationale. Ensuite, le visiteur descend au premier étage du palais pour y découvrir la création d’artistes tchèques à partir du début du XXe siècle jusqu’aux années 1950, en commençant par les gravures de Vojtěch Preissig et en terminant par les œuvres de Toyen et de Jan Křížek. »Personnellement, vous vous spécialisez dans la création d’artistes tchèques du XXe siècle. Néanmoins, quels sont les artistes du siècle précédent qui vous paraissent les plus intéressants ?
« Celui qui nous permet de faire le lien avec le XXe siècle, c’est Alfons Mucha. Nous lui avons réservé une salle à part au deuxième étage de l’exposition. A l’époque où il était déjà célèbre et proche de Sarah Bernhardt, il a été invité à faire la promotion des produits de la biscuiterie Lefèvre-Utile à Nantes. Il a probablement été invité en Bretagne par Sarah Bernhardt qui y avait un château. Mucha s’inspirait des costumes traditionnels bretons et des broderies bretonnes, on retrouve tout cela sur des affiches, boîtes et autres objets publicitaires qu’il a créés pour les biscuits LU. »
Vous avez évoqué Paul Gauguin qui a beaucoup inspiré les artistes tchèques. Il a été très proche notamment d’Alfons Mucha. Que peut-on dire de ses liens avec les peintres tchèques de l’époque ?
« Mucha était vraiment proche de Gauguin. A une certaine période, Gauguin s’est retrouvé dans une situation matérielle difficile, alors il a accepté l’hospitalité de Mucha. Nous avons plusieurs photos des soirées qu’ils ont passées ensemble dans son atelier. Gauguin était une personnalité importante pour les artistes tchèques : certains ont suivi ses traces en Bretagne, d’autres y sont allés indépendamment de lui. Il a beaucoup marqué Otakar Kubín. Celui-ci est pourtant peu présent dans l’exposition, car nous n’avons trouvé que deux dessins qu’il a faits en Bretagne. Influencé par le postimpressionnisme, Kubín a peint le paysage de sa Moravie natale à la manière dont Paul Gauguin a peint la Bretagne. »
Une vague déferle sur les rochers…
Au début du XXe siècle, la Bretagne est, au même titre que Paris, la destination préférée des artistes tchèques. De quels peintres s’agit-il concrètement ?
« Il faut évidemment mentionner František Kupka. Il est allé plusieurs fois sur la péninsule et à chaque fois, il y a passé plusieurs semaines. Ensuite, Jan Zrzavý est LE peintre tchèque de la Bretagne, c’est lui qui incarne cette présence des Tchèques dans la région. Věra Jičínská y allait avec Jan Zrzavý, puis nous exposons aussi l’unique tableau breton d’Alén Diviš. Nous exposons également de très beaux dessins d’un illustrateur peu connu, František Vojáček. »
František Kupka voyage en Bretagne dès 1900, où il effectue son premier séjour à Trégastel. On connaît de lui notamment ‘La Vague’, ce tableau où l’on voit une femme en train de contempler la mer déchaînée. La mer l’attirait énormément, elle était, à ses yeux, très proche de la féminité, de la sensualité féminine, n’est-ce pas ?
« En effet, l’élément incontrôlable de la mer était pour lui associé à la femme, à son énergie forte et à sa sensualité. C’est aussi le cas de son tableau ‘Ballade de joie’, dédié à la déesse celte Epona. Malheureusement, ce tableau ne figure pas dans l’exposition, car il a été montré dans le cadre de la rétrospective pragoise de Kupka. Mais les deux femmes sur les chevaux qui y sont montrées se trouvent bien sur la côte bretonne. »
Les ports et les barques de Jan Zrzavý
Méconnu en France, Jan Zrzavý a consacré la majeure partie de son œuvre à la Bretagne. On dit même que personne d’autre au monde n’a peint la péninsule comme lui. En quoi son regard est-il aussi original ?
« Au départ, il allait à Camaret, c’est le premier endroit qu’il a découvert en Bretagne et il est tout de suite tombé sous le charme de la région. Ensuite, il est allé dans d’autres endroits : il aimait aller à Locronan, il s’y réfugiait dans des moments de mélancolie. Il peignait beaucoup la côte, rarement les villes, mis à part Locronan et Kermeur. Il a cherché des lieux et des ports isolés, à savoir Camaret, l’Île de Sein qui était un de ses endroits préférés, au même titre que l’Île d’Ouessant, l’Île Molène ... Chaque toile est différente, mais en même temps, on voit tout de suite qu’elle a été créée par Jan Zrzavý. Il y a en effet quelque chose de très particulier dans sa vision de la Bretagne. »« Zrzavý peint souvent le paysage désert, on trouve peu de gens sur ses tableaux. Sur ses tableaux de l’Île de Sein, on voit des digues, des amas de pierres qui protégeaient de petits champs, des vagues et du vent, car c’est un endroit où les éléments naturels sont très forts. Il aimait peindre des barques et des maisons, mais toujours à sa manière. Il a une vision métaphysique, onirique de la Bretagne, jusqu’à créer un langage simplifié, une sorte de signes. Même plus tard, lorsqu’il vivra à Prague et décidera de ne plus retourner en France suite aux Accords de Munich, il va continuer à peindre les ports avec les barques, les maisons bretonnes, mais toujours à sa manière. C’est vraiment la Bretagne de Jan Zrzavý. »Que peut-on dire des deux femmes présentes dans l’exposition ‘Bonjour, Monsieur Gauguin’, à savoir de Věra Jičínská, auteure de très beaux portraits de femmes bretonnes justement, et de Toyen ?
« Juste pour préciser, les femmes peintres que nous présentons ne sont pas deux, mais trois, car nous exposons également une toile de Julie Winterová-Mezerová. En effet, Věra Jičínská est quelqu’un de très intéressant, une artiste peu connue même en République tchèque. On attend prochainement la publication de sa monographie. »
Une plume d’oiseau, un galet
Il paraît que Věra Jičínská a connu la Bretagne grâce à Jan Zrzavý...
« Nous ne le savons pas précisément, mais en tout cas, ils se sont motivés mutuellement pour leurs voyages, ils s’écrivaient des lettres. Ensuite, Jičínská est allée dans d’autres endroits que Zrzavý. Elle a peint des œuvres intéressantes non seulement en Bretagne, mais aussi à Paris, où elle a passé toute la période de l’entre-deux-guerres. En ce qui concerne Toyen, elle allait en Bretagne, surtout sur l’Île de Sein, en compagnie d’André Breton, de Benjamin Péret et d’autres amis du Groupe surréaliste, du critique Charles Estienne aussi. Evidemment, ses tableaux bretons sont très différents par rapport au reste de son œuvre. Ce ne sont pas des tableaux réalistes, mais des sublimations, des œuvres où elle transmet ce qu’elle a pu ressentir en observant notamment la nature sauvage sur l’Île de Sein, où le vent souffle très fort et l’océan est déchaîné... Et alors, on trouve sur ses toiles une plume d’oiseau, un galet... Car elle aimait aller avec ses amis sur la plage et ramasser ce que la mer apportait. Elle en a fait des compositions originales, presqu’abstraites, mais où l’on sent bien la présence de l’océan, des poissons, des éléments authentiques. »La Deuxième Guerre mondiale représente, pour les artistes tchèques, une rupture dans leurs découvertes du nord-ouest de la France. Ensuite, les communistes s’emparent du pouvoir et il sera désormais difficile, voire impossible de voyager en Europe occidentale en général. Toutefois, quelques peintres tchèques arrivent à se rendre en Bretagne même dans ces circonstances difficiles...
« Dans notre exposition, il y en a trois : František Gross et Ota Janeček sont allés en France en 1946, dans le cadre d’un voyage censé nouer des contacts entre les scènes artistiques tchèque et française. Ils ont pu alors passer une semaine en Bretagne. Sinon, seuls les artistes tchèques exilés en France qui pouvaient s’y rendre, notamment Toyen et le sculpteur Jan Křížek qui, lui, a vécu à Paris depuis 1947. Il a pu passer un été en Bretagne grâce au critique d’art Charles Estienne qui lui a arrangé la possibilité de louer une maison où il pouvait créer ses sculptures en bois et en pierre de grand format, pour lesquels ils n’avaient pas de place à Paris, étant donné qu’il habitait dans une chambre de bonne. Au départ, Křížek avait été hébergé dans une autre maison au bord de l’océan, mais le bruit de la mer et des oiseaux lui a été insupportable... Finalement, il a pu se réfugier dans une maison entourée d’un jardin et d’un haut mur. C’est ici qu’il a créé ses œuvres bretonnes que nous exposons. »Anna Pravdová, vous avez passé plusieurs années à retracer les parcours des artistes tchèques en Bretagne. Qu’est-ce que ce travail vous a apporté à titre personnel ?
« Cette aventure a commencé en 2014, même si avant je m’étais déjà intéressée à ce sujet dans le cadre de ma thèse. C’est pour cela que mes collègues du Musée départemental breton se sont adressés à moi pour monter ce projet. Cette collaboration a été très enrichissante pour moi. Comme ils connaissent parfaitement la culture bretonne, les traditions et la région, ils nous ont par exemple permis de localiser plusieurs œuvres d’artistes tchèques intitulées ‘Paysage de France’. De notre côté, nous leur avons fourni beaucoup de matériel intéressant. Ils avaient auparavant retracé la présence des artistes polonais, russes et britanniques en Bretagne mais jamais, paraît-il, ils n’avaient eu affaire à une matière aussi riche que dans le cas des artistes tchèques. Ceux-ci ont alors été assez exceptionnels et prolifiques comparé aux autres communautés artistiques en France. »