Pavla Horáková : « J’aime les héroïnes qui me ressemblent un peu »

'La Théorie de l’étrangeté', photo: Štěpánka Budková

« Une de mes facultés est de bouillonner d’idées et d’avoir une théorie pour tout », dit Ada Sabová, héroïne du roman de Pavla Horáková intitulé Teorie podivnosti – La Théorie de l’étrangeté, publié aux éditions Argo. Le titre sophistiqué du livre pourrait décourager les lecteurs qui n’aiment pas la littérature intellectuelle, mais il n’a pas rebuté le jury littéraire qui lui a décerné le prix Magnesia litera 2019 dans la catégorie prose.

Le regard scrutateur d’Ada Sabová

'La Théorie de l’étrangeté',  photo: Štěpánka Budková
Ada Sabová est une femme encore jeune et relativement attractive qui travaille à l’Institut de recherches interdisciplinaires sur l’homme, un centre scientifique dont les activités peuvent sembler douteuses et spéculatives. Ada elle-même ne peut s’empêcher de douter par moments du bien-fondé de ses recherches. Ces travaux sur la perception de la compatibilité visuelle des individus lui permettent néanmoins d’exploiter son immense don de l’observation. Son regard scrutateur, qui ne laisse échapper aucun détail de la vie et de la réalité quotidienne, devient pour elle une source quasi intarissable de réflexions, de questionnements et de découvertes. En cela, Ada ressemble à celle qui lui a donné vie, à sa mère spirituelle Pavla Horáková, l’auteure du roman :

« Evidemment, le personnage d’Ada se prête facilement à être confondue avec moi. Je ne le reproche à personne, à l’exception peut-être des critiques qui devraient savoir qu’il ne faut pas confondre un personnage littéraire avec la personnalité de son auteur. En ce qui concerne Ada, son travail est complètement différent du mien, sa famille est différente de la mienne, de même que ses partenaires dans la vie intime. Par contre, ce que je partage avec Ada, ce sont ses réflexions, ses théories, ses hypothèses et aussi de petits détails de sa vie comme son envie de prendre le petit-déjeuner le soir avant d’aller se coucher ou sa persistante habitude de consulter sa montre chaque jour à 22 heures et 23 minutes très précisément. »

Une imagination exorbitante et originale

Photo: Olympia
La Théorie de l’étrangeté n’est pas le premier livre de Pavla Horáková (1974). En revanche, c’est le premier roman dans lequel elle révèle l’originalité de son imagination et de son talent. Journaliste et traductrice, elle a été, entre 2001 et 2007, notre collègue à la section anglaise de Radio Prague et continue encore aujourd’hui de travailler avec la radio. Ses trois premiers livres ont été écrits à l’attention des enfants, et elle est aussi la co-auteure de deux livres sur la vie des Tchèques pendant la Première Guerre mondiale. Cependant, ce n’est que son dernier opus, La Théorie de l’étrangeté, qui lui a permis de créer un personnage féminin qui correspond vraiment à ses aspirations littéraires :

« J’aime les héroïnes qui me ressemblent un peu et dont les expériences vitales et professionnelles sont semblables aux miennes. Et je dois dire que ce genre d’héroïnes est assez rare, parce que, pendant des siècles, la littérature a représenté les femmes comme des êtres passifs ou décoratifs. Par exemple, il n’y a pas beaucoup d’héroïnes qui ont le sens de l’humour, mais celles qui en ont, me donnent d’autant plus de plaisir. »

Les relations secrètes entre les phénomènes et les événements

Pavla Horáková,  photo: Ondřej Tomšů
C’est avec humour et un brin d’ironie qu’Ada Sabová nous introduit dans son univers, où il ne se passe pas grand-chose de prime abord mais qui, pourtant, grouille de petits événements parfois étonnants, parfois absurdes et comiques, ou d’autres fois encore inquiétants. Elle nous présente sa famille, sa mère qui est journaliste radio, son père, médecin à la retraite qui souffre du syndrome d’épuisement professionnel, sa grand-mère qui vivote dans une maison de retraite, son frère homosexuel qui mène une vie vagabonde, sa sœur qui fait carrière à l’étranger. Un autre personnage important du roman est Valérie, la collègue d’Ada à l’Institut de recherches, dont le fils Kaspar a disparu sans laisser de trace. La recherche de ce disparu est comme un fil rouge qui traverse tout le roman et apporte à celui-ci des éléments de suspense et de mystère.

C’est en coexistant avec ces personnages qu’Ada mène sa vie d’intellectuelle qui observe le monde, les gens, la réalité quotidienne et sa propre personne sans complaisance. Ces observations sont froides, amusées, lucides, ironiques et parfois même cyniques. Elle enregistre d’innombrables phénomènes et situations fortuites qui lui semblent reliés par des lois mystérieuses dont elle cherche à découvrir le secret. Pavla Horáková avoue partager beaucoup de ces observations avec l’héroïne de son roman :

« Quand je me promène dans le monde, j’observe différents phénomènes et je ne peux pas ne pas voir certaines relations qui ne sont peut-être pas causales, mais entre lesquelles il y a quand même une certaine corrélation. Et c’est ce qui m’amuse. J’aime chercher les rapports entre les phénomènes et il est possible que je les voie même là où ils n’existent pas. C’est peut-être à la limite d’un trouble mental. »

Pavla Horáková,  photo: iROZHLAs.cz

Les langages du corps

J’aime la sensualité dans la littérature et j’ai donc cherché à la transmettre au lecteur dans ce roman et pratiquement dans tous mes livres.

Pourquoi certains phénomènes se répètent-ils régulièrement dans nos vies ? Pourquoi certains individus sont-ils attirés les uns par les autres ? Quel est ce mécanisme mystérieux qui régit nos sympathies et nos répugnances ? Pourquoi les sans-abri se rassemblent-ils dans des endroits où il y avait jadis les portes dans les remparts de la ville et pourquoi ont-ils presque tous une chevelure extrêmement dense ? Ces questions et beaucoup d’autres assaillent Ada à chaque pas et attisent sa curiosité de chercheuse. Elle les analyse, les classe et cherche à en tirer des conclusions et à les situer dans sa vision du monde, dans sa cosmologie personnelle. Elle n’en finit pas d’interroger le monde qui l’entoure, mais aussi sa propre pensée et sa sensualité. C’est son corps qui devient pour elle un terrain de recherches privilégié :

« J’aime la sensualité dans la littérature et j’ai donc cherché à la transmettre au lecteur dans ce roman et pratiquement dans tous mes livres. J’ai même évoqué des sensations viscérales, ce que nous ressentons dans notre corps. Parfois, quand vous parlez à quelqu’un, vous apprenez qu’une certaine sensation lui est complètement inconnue, et d’autres fois, au contraire, il vous dira : ‘C’est ça, c’est exactement ce que je ressens.’ C’est ce que j’aimais beaucoup dans les livres que je lisais, j’aimais y trouver un détail profondément humain que je connaissais dans ma vie, dans mon corps. Et c’est ce que je veux transmettre, moi aussi. »

La profusion des thèmes

Pavla Horáková,  photo: Richard Klíčník / Argo
Les langages du corps, les détails de l’anatomie, les voies sinueuses de la sexualité et même les processus physiologiques d’Ada Sabová sont examinés, analysés, répertoriés et classifiés. L’exploration de l’univers secret de la jeune femme ne s’arrête pas devant les portes de la chambre à coucher et de la salle de bain, et elle évoque avec la même désinvolture et la même franchise les gestes de son hygiène intime et la qualité de ses selles. Elle interroge son corps mais aussi son subconscient en analysant ses rêves qui lui offrent matière à réfléchir mais également les idées sur des innovations techniques réalisables dans la vie pratique. Et tout cela alterne avec les réflexions sur l’ésotérisme, l’onirisme, la magie, la réincarnation, la perception du monde ainsi que sur les méthodes de recherches, la réforme de l’enseignement, la topographie historique, la mémoire des lieux, la beauté féminine, la beauté masculine ou la meilleure technique pour embrasser un amant.

Tous ces thèmes et beaucoup d’autres encore coexistent dans l’univers interdisciplinaire d’Ada Sabová où il n’y a pas de place pour les scrupules, la fausse pudeur et les idées reçues. Ce n’est que vers la fin du roman qu’émerge un thème traditionnel, un thème attendu, un thème dont on ne se lasse jamais. Dans les derniers chapitres du livre émerge une histoire d’amour et le lecteur se demande si toute cette profusion d’idées et de thèmes teintés d’ironie et d’humour absurde ne va pas aboutir à un roman d’amour. On se pose alors la question de savoir quel est, au fond, le genre de ce livre inclassable. L’auteure elle-même refuse de trancher et propose plusieurs possibilités :

« On peut le lire comme un roman d’amour, mais aussi comme un roman policier. On peut le prendre également comme un recueil de réflexions, de théories et d’observations sur le monde. C’est un livre qu’on peut lire aussi comme une satire modérée de la société contemporaine et il y a également un aspect spirituel qui est présent sans gêner le lecteur. Mais celui qui le cherche, finit par le trouver. »