Le traité de Versailles : une réussite diplomatique au moins pour les Tchécoslovaques
Il y a tout juste un siècle, le 28 juin 1919, était signé le traité de Versailles, qui redéfinissait les bases de la paix après la Première Guerre mondiale. Le texte consacrait notamment l’existence de la Tchécoslovaquie, dans les frontières souhaitées par la délégation tchécoslovaque menée par Edvard Beneš à la conférence de Paris. Pour en parler, nous recevons l’historien Alain Soubigou, professeur à la Sorbonne et un habitué des studios de Radio Prague.
« Aux peuples d'Autriche-Hongrie, dont nous désirons voir sauvegarder et assurer la place parmi les nations, devra être accordée au plus tôt la possibilité d'un développement autonome. » Tel est le dixième point des fameux quatorze points du président américain Woodrow Wilson. Comment les puissances victorieuses au sortir de la Première Guerre mondiale envisagent-elles le sort des Tchèques et des Slovaques ?
« Vous faites allusion ici au discours du président américain, le 8 janvier 1918 devant le Congrès américain. Ce que cela nous dit à ce moment-là, c'est que la visibilité des Tchèques et des Slovaques n'étaient pas encore tout à fait assurée. L'opportunité de leur cause, en vue non plus d'une autonomie, mais carrément d'une indépendance, n'était pas complètement intégrée par les alliés, en tout cas par les Américains. Ce que l'on remarque, c’est qu’un an et demi plus tard, au moment de la signature du traité de Versailles, la situation a radicalement changé puisqu’il va de soi que les Tchèques et les Slovaques ont tout à fait droit à avoir leur Etat, ce qui, encore une fois, n'était pas du tout acquis dans le discours du mois de janvier 1918.
Cela veut dire que dans l'intervalle il s'est passé des événements qui ont donné une visibilité à la cause des Tchèques et Slovaques. En particulier, le président Masaryk, après un tour du monde de Russie, devenue bolchevique à l'automne 1917, vient convaincre le président américain. Il faut croire que non seulement le travail des Tchèques et des Slovaques d'Amérique a été efficace, mais les quatre rencontres de Masaryk dans le courant de la fin du printemps et de l'été 1918 ont été très convaincantes pour arriver à crédibiliser leur cause. Je crois que, à l'automne 1918, le paragraphe du discours sur les peuples de l'Autriche Hongrie est déjà obsolète et dépassé. De fait, la cause des Tchèques et les Slovaques a beaucoup progressé avant même qu’il n’y ait des pourparlers de négociations à Versailles. »La Tchécoslovaquie, un nom imprononçable mais 80 000 soldats qui pèsent lourd
Si les Tchèques et les Slovaques ne sont pas vraiment en position de force au début de l’année 1918, quels sont un an plus tard leurs atouts et leurs faiblesses quand commence la conférence de paix de Paris ?
« La plus grosse des faiblesses - Masaryk en plaisante lui-même dans ses souvenirs en 1925, Světová revoluce (La Révolution mondiale), traduits quelques années après en français en 1930 -, c'est le nom du pays. Alors peut-être moins l'histoire du trait d'union entre ‘tchèque’ et ‘slovaque’, que le simple fait que le mot paraissait à l'époque - on s'y est habitué depuis -, imprononçable. Masaryk plaisante en disant qu’on croyait que c’était une maladie. A l'automne 1918, la Tchécoslovaque existe et elle est crédibilisée à l'échelon international par l'activité, un petit peu à l'intérieur et puis beaucoup à l'extérieur, par la résistance extérieure qu'animent un Masaryk mais aussi un Beneš, lequel assure une espèce de permanence à Paris. Et puis il y a Štefánik qui virevolte, qui est à Paris, qui est en Russie, qui est un petit peu partout, y compris en Italie. C'est d'ailleurs de là qu'il démarre son voyage funeste et fatal du mois de mai 1919, qui lui coûte la vie en arrivant sur le sol natal. Voilà, la situation radicalement changé. Ça, c'était donc l'inconvénient, ce nom ‘tchécoslovaque’.
Ce qui est à l'actif de la cause des Tchèques et des Slovaques, à l'automne 1918, à la fin de la guerre, c'est que, pour paraphraser Staline : ‘les Tchèques et les Slovaques, combien de divisions ?’. Pour commencer par le moins important, les divisions, ou en tout cas les unités de Tchèques et de Slovaques, combattent sur le front italien, sur le front français… Et là ce n’est pas du tout négligeable puisqu’ils sont parmi les dernières unités combattantes de la dernière semaine de la guerre, au mois de novembre 1918, dans le secteur de Vouziers, dans les Ardennes. Et puis le gros des unités combattantes tchèques et slovaques, on les trouve en Russie, où elles tiennent la Magistrale, c'est-à-dire le Transsibérien, la ligne de chemin de fer transsibérien jusqu’au fin fond de la de la Sibérie jusqu'à Vladivostok.Et au total, avec les soixante mille légionnaires de Russie, les dix mille en France, les dix mille en Italie, c'est quatre-vingts mille combattants qui pèsent lourd à la fin de la guerre, à un moment où les différents belligérants sont épuisés. Et là, ça a beaucoup compté et évidemment, cela a pesé dans les négociations. Donc un nom difficile, mais des soldats en grand nombre. Voilà les inconvénients et les atouts des Tchèques et des Slovaques à la fin de la guerre. »
Avec ces cartes en mains, que vient essayer d’obtenir la délégation tchécoslovaque à Paris ? Quels étaient les projets notamment en termes de frontières ? Il y a par exemple ce projet qui peut aujourd’hui nous paraître un peu loufoque de « corridor slave » qui relierait les Slaves du Sud et la Tchécoslovaquie…
« Il y a d'abord un but de guerre qui n'était pas du tout évident en 1914, qui est résumé par la phrase d'un livre qui reprenait un petit peu la thèse de Beneš, la fameuse thèse soutenue en 1908 à l'Université de Dijon : ‘Détruisez l’Autriche’. Il fallait commencer par démonter l'Autriche pour permettre aux différents peuples d'accéder au statut d'État. Ce n'était pas du tout acquis au début de la guerre, et c'est progressivement, dans la deuxième moitié de la guerre à partir de 1916, que cela devient un petit peu plus clair. Donc il faut, à l'automne et à l'hiver 1918-1919, conforter cette idée selon laquelle il faut démonter l'Autriche pour permettre la construction de toute une série d'États : une Pologne au nord, la Tchécoslovaque au centre et au sud la Yougoslavie avec des aménagements de frontières. Mais le principe d’un démontage de l'Autriche est quelque chose qui n’est conforté qu'à la fin de la guerre et qui prend toute sa substance seulement dans les négociations de l'automne hiver 1918-1919.
Pour ce qui est du corridor, si on peut le prendre maintenant pour quelque chose d’un peu loufoque, je crois que c'était d’abord un élément de négociation un peu extrême. Ce n’est pas tellement Masaryk qui le soutenait mais plutôt Beneš, qui fait montre d'un grand talent de négociateur en poussant une position extrême à laquelle il ne croit qu'à moitié, mais de manière à passer pour raisonnable en revenant à des frontières plus compactes. Finalement, les frontières obtenues par la Tchécoslovaquie et toute sorte de petites crises secondaires, Teschen (Těšín en tchèque), l’Orava, le Spiš, la région de Javorina, essentiellement contre la Pologne, tout cela montre que le fameux corridor n'était qu'un élément de négociations et pas du tout un objectif de la diplomatie de Beneš. »
Un des points forts peut-être pour la Tchécoslovaquie, c’est la force des liens interpersonnels qui peuvent exister avec la France, la force de l’amitié franco-tchécoslovaque entretenue par des hommes comme Ernest Denis, Edvard Beneš, Štefan Osuský, bientôt ambassadeur de la Tchécoslovaquie en France, ou bien Milan Rastislav Štefánik…
« Oui, tout à fait. Vous faites bien de citer Ernest Denis, qui était du côté français le grand homme de la visibilité des Tchèques et des Slovaques. Štefánik joue un rôle important, Beneš joue un rôle important, mais il y a le carnet d'adresses d'Ernest Denis, professeur à la Sorbonne, le pivot de la présence tchèque, slovaque et plus largement slave à Paris, né en 1849, professeur à Paris à la Sorbonne depuis les années 1890. Il a vraiment assuré une visibilité à cette cause. Et puis, il y a toute une série d'autres acteurs, des journalistes, traducteurs comme Étienne Fournol ou le professeur Louis Eisenmann. Ils ont beaucoup compté.Vous citez Štefánik qui a joué un rôle tout à fait fondamental dans la perspective, que nous avons évoquée, d’être crédible sur le plan militaire. C'est quelqu'un qui était très talentueux. Il est le grand homme de la visibilité militaire, de l'activité militaire tchèque et slovaque en France. Vous parlez aussi d’Osuský. C'est encore une autre trajectoire brillantissime. C'était un Slovaque d'Amérique qui est rapatrié en France en 1917 et, en quelques mois, il acquiert une maîtrise telle du français qu'il devient là aussi absolument indispensable dans le dispositif organisé par Beneš. Au départ, ils sont très proches l'un de l'autre et après le traité de Versailles, il devient tellement indispensable à Paris qu'il devient pour quasiment vingt ans, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, l'ambassadeur de la Tchécoslovaquie à Paris. »
Edvard Beneš, « Le grand homme des Tchèques et des Slovaques à Versailles »
La délégation tchécoslovaque à Paris est dirigée par deux hommes, Karel Kramář et Edvard Beneš. C’est un couple qui ne fonctionne pas très bien…
« Beneš était devenu l'âme de la résistance extérieure tchèque et slovaque à Paris. Et c’est un formidable organisateur, il n'a pas son pareil pour monter des dossiers, organiser des rencontres, dresser des cartes, rédiger des memoranda à destination des hommes politiques français. Dieu sait qu’il avait du travail parce que, arriver à faire connaître les Tchèques et les Slovaques, c'était une belle tâche pour Beneš. C’est évidemment en 1918 un personnage pivot des Tchèques et des Slovaques à Paris tandis que, émanant de la résistance intérieure, Karel Kramář, un ancien Jeune Tchèque, mais devenu conservateur et qui a glissé vers le panslavisme, à vrai dire le panrussisme sous l'influence de sa femme qui avait des propriétés immense en Crimée, arrive à Paris où il parle un petit peu le français - il avait fait un bref stage à Sciences Po à Paris à la fin XIXe siècle -, et il n’a pas du tout la même position que Beneš.
En tant que Premier ministre ou principal ministre du gouvernement tchécoslovaque installé à Prague, il croit qu’il va diriger la délégation à la négociation du traité de Versailles. Il n'en est rien. Très rapidement, c'est Beneš qui prend l’ascendant, quitte à se taire, et les effets de manche de Karel Kramář fonctionnent très peu. On s'est retrouvé à plusieurs reprises dans des situations tout à fait délicates puisque les alliés donnent la parole lors des négociations à Beneš et, après qu'il a brillamment dressé les objectifs, les cartes, les desiderata du gouvernement tchécoslovaque, au bout d'une heure en général, ces messieurs diplomates disaient ‘Très bien merci’, et alors que Kramář s'apprêtait à prendre la parole, ils lui répondaient, ‘Non, non, merci. Monsieur Beneš a tout dit, nous n’avons pas besoin de vous entendre’. Kramář en a pris ombrage et dans la correspondance qu'il entretient avec son épouse, on voit bien qu’il est très agacé par l'ascendant qu'a pris dans la délégation Beneš. Ca explique un tout petit peu le retour compliqué de l'un et de l'autre à Prague à la fin du printemps lorsque le traité est signé à Versailles le 28 juin 1919. »
Concrètement qu’a obtenu la délégation tchécoslovaque avec le traité de Versailles ?
« De tous les alliés, c’est celui sans doute qui a reçu le meilleur appui de la France et des alliés plus largement, en particulier quand on fait une comparaison un peu sommaire avec la situation des Polonais. Ces derniers étaient bien identifiés en janvier 1918 par Woodrow Wilson dans son discours en quatorze points comme un des objectifs de guerre. Il fallait recréer une Pologne conformément à l'histoire. Les Tchèques et les Slovaques étaient un petit peu en retrait et finalement, à l'arrivée, ils se retrouvent avec des frontières favorables, avec une efficacité qui s'appuie sur le droit d’Etat, l’antériorité du droit d’Etat. Le duché de Teschen est reconnu comme faisant pleinement partie des souhaits, des objectifs tchécoslovaques.C'est une grande réussite de Beneš d'avoir à peu près partout obtenu ce qu'il souhaitait en matière de frontières. Sur le fonctionnement des institutions à venir, la Tchécoslovaquie est reconnue comme un partenaire sûr, fiable, démocratique… La figure de Masaryk a été une espèce de garantie. Sur le sort des minorités, alors que par exemple la Pologne se voit infliger un traité qui protège explicitement les juifs, la Tchécoslovaquie en est dispensée. Donc c'est vraiment sur toute la ligne une grande réussite des négociateurs et en premier lieu évidemment de Beneš. Je n'en ai pas beaucoup parlé il y a quelques instants mais il faut bien reconnaître qu’il est le grand homme des Tchèques et les Slovaques à Versailles. »
Comment le traité est accueilli en Tchécoslovaquie et quelle y est sa mémoire ? On sait que dans de nombreux pays, ce traité est très critiqué…
« L’aura du traité de Versailles en Tchécoslovaquie dans l'entre-deux-guerres est indiscutable. C'est un grand acquis sur lequel s'appuie en permanence la diplomatie tchécoslovaque pour faire valoir son point de vue contre les tentatives révisionnistes, et notamment celle de la de la Hongrie de l'entre-deux-guerres, la Hongrie du régent Horthy. On a donc une mémoire positive après la guerre.
Les communistes ont essayé de démonter ce traité en disant que c'était un traité des alliés capitaliste contre les classes prolétaires de l'Europe centrale. En particulier, les communistes ont eu tendance à avoir de la commisération pour la république hongroise des conseils de l'année 1919 autour de Béla Kun, mais cela n’a pas été bien loin, en tout cas pas au point d'envisager une remise en cause. Les frontières de 1945 sont à peu de choses près, sauf dans le cas de la Pologne, celles de 1918-1919, celles du traité de Versailles. Les Tchécoslovaques n'avaient donc pas de raison de contester les résultats obtenus brillamment à la conférence de Versailles. »