L’exil pragois de Fouché
Joseph Fouché est célèbre pour avoir été le puissant ministre de la Police de Napoléon. Sa renommée, il la doit aussi à son action plus que vigoureuse durant la Révolution pour réprimer les insurgés lyonnais et brimer les prêtres de la Nièvre. Ce qu’on sait moins, c’est que Fouché, contraint à l’exil après le retour des Bourbons au pouvoir, a passé deux des dernières années de sa vie à Prague. Récit.
« Le dernier et le plus cruel des exils »
Ces longs mois, entre l’été 1816 et l’été 1818, ne sont certainement pas les plus heureux de sa vie. Fouché n’en dit pas un mot dans ses Mémoires. Une partie de son temps passé à Prague, l’ancienne capitale du royaume de Bohême, il l’aurait d’ailleurs consacré à l’écriture de ce texte autobiographique. C’est ce que raconte l’historien Emmanuel de Waresquiel, son récent biographe. Extrait :
« Il parle sans cesse de ses Mémoires. Il y travaille, il les achèvera. Ses Mémoires sont le serpent de mer de son exil […]. A Prague, le gouverneur Kolowrat est suffisamment inquiet pour en avertir le directeur de la police de Vienne. L’exilé s’y consacre, précise-t-il dans un rapport, ‘de six heures du matin à dix heures du soir’. »
A Prague sur l’invitation appuyée de Metternich
Fouché, qui semblait être parvenu à retourner habilement sa veste en se mettant au service de Louis XVIII, dont il est deux mois le ministre de la Police en 1815, après la chute de Napoléon et le retour de la monarchie, paie pour une décision prise lors d’une de ses vies antérieures. Au mois de janvier 1793, il a voté la mort du roi Louis XVI, qui n’est autre que le frère de Louis XVIII. Aussi le duc d’Otrante, c’est désormais le titre de Fouché, est l’une des victimes de la loi du 16 janvier 1816, qui condamne à l’exil éternel les anciens conventionnels régicides.
Le coup est rude. Lors du vote de ce texte, notre homme se trouve à Dresde, où il vient d’être relevé de ses fonctions d’ambassadeur, qu’il occupait depuis son renvoi du ministère de la Police. Fouché ne compte cependant pas rester longtemps en Saxe et bien qu’il proclame à qui veut bien l’entendre qu’on est près partout à l’accueillir, c’est vers l’Autriche qu’il se tourne. En 1934, dans la Revue française de Prague, l’historien tchèque A. Novotný développe :
« Fouché, en vieux renard qu'il était, avait, dès la fin du mois de février, prié l'Autriche de lui accorder un asile. Il ne reçut de réponse qu'en avril. Metternich lui écrit de Vérone que l'Empereur François avait consenti à lui permettre de s'installer dans un des chefs-lieux des provinces de l'Empire. Le chancelier pensait que c'était à Prague que l'exilé pouvait se sentir le plus à son aise. Le conseil de Metternich était plutôt un ordre, rédigé sous une forme très polie. »Fouché et sa famille obéissent donc à cet ordre et s’installent à Prague en juillet 1816. Cela serait beaucoup dire que le duc connaît la ville mais il y avait déjà passé quelques jours en juillet 1813. Missionné par Napoléon malgré la disgrâce dont il faisait alors l’objet, il avait à l’époque rencontré Metternich. Fouché retrouve à Prague certains compatriotes de sa connaissance, tel que le député régicide Antoine-Claire Thibaudeau ou François Durbach. Ironie du sort, les deux hommes doivent leur exil à l’ordonnance du 24 juillet 1815, élaborée par ses propres soins, quand il était encore ministre de la Police…
Fouché n’a pas la cote auprès de la noblesse tchèque
Voilà qui explique en partie pourquoi Thibaudeau n’est pas tendre, dans ses lettres et ses Mémoires, avec son ancien ami. Emmmanuel de Waresquiel rapporte certains de ses écrits :« À Prague on n’est pas très enchanté de la présence de cet hôte de qualité qui du sommet de la puissance a été précipité à terre ; l’aristocratie particulièrement est pleine de froideur avec cet intrus arrivé d’une manière aussi soudaine. Car les nobles de Bohême lisent toujours les journaux français, qui à cette époque précisément sont pleins des attaques les plus vindicatives et les plus enragées contre ce ‘monsieur Fouché’. »
Après avoir occupé un logement du côté de la Vieille-Ville, Fouché emménage dans l’une des luxueuses résidences du quartier de Malá Strana. Il va à l’opéra, entretient une correspondance nourrie dans toute l’Europe et tente de se faire une place dans la haute société pragoise. Mais sans beaucoup de succès d’après Thibaudeau :
« Mon voisin est un objet d’épouvante : on le regarde comme un colosse. C’était lui qui dirigeait toute la France, le peuple, l’armée, l’empereur. Jugez combien il est flatté de cette haute opinion. »
L’ancien ministre sous l’œil de la police
Thibaudeau s’amuse de la prétention de Fouché, professeur à l’Oratoire dans les années 1780, militant jacobin convaincu au début de la Révolution, à faire valoir ses nouveaux titres de noblesse. « Il est arrivé à Prague en sans-culotte et il part en prince », note-t-il.Fouché, qui se plaint de mal maîtriser l’allemand, s’entretient notamment régulièrement avec František Antonín Kolovrat, le comte de Kolowrat, le burgrave suprême de Prague durant la période. En réalité, le gouverneur pragois organise activement la surveillance de l’encombrant Fouché. Des mouches sont recrutées dans son personnel et sa correspondance est ouverte, décryptée et lue. Régulièrement, Kolowrat adresse un rapport à propos des faits et gestes du Français au président de la police viennoise, Josef von Sedlnitzky.
Coup de Trafalgar amoureux
Pour ne rien arranger, une sale rumeur vient pourrir un peu plus le séjour pragois de Fouché et elle concerne sa seconde épouse, Ernestine de Castellane, la fille d’une illustre famille aristocratique, de près de trente ans sa cadette. Il se dit en effet que le propre fils de Thibaudeau, Adolphe, entretiendrait un commerce licencieux avec elle. Emmanuel de Waresquiel raconte le triste épisode :« A 22 ans, [Adolphe Thibaudeau] passe pour un très bel homme. Ses visites à Mme Fouché se multiplient et se prolongent un peu plus que le voudraient les usages. A l’évidence, Ernestine aime sa compagnie. A-t-on été plus loin ? De bonnes âmes le feront croire. Tout cela, en tout cas, n’est pas du goût du mari. […] On le fait savoir à Paris. L’affaire est du genre à réjouir le faubourg Saint-Germain. On sait très bien là-bas que le ridicule peut tuer. On injuriait Fouché, on va le calomnier maintenant. Le régicide devient cocu et certainement pas un cocu magnifique, un vieux cocu amer et décati. »
Prague, c’est fini
Autrement dit, Fouché boit le calice jusqu’à la lie. Stefan Zweig décrit cette déchéance dans un chapitre au titre éloquent : « Chute et fin » :« Celui qui n’était en faveur auprès de tous que parce qu’on le craignait est méprisé de tous, depuis qu’on ne le craint plus : le plus grand des joueurs politiques a perdu la partie. Pendant vingt-cinq ans, cet homme souple et insaisissable a toujours échappé au destin qui si souvent le menaça. Maintenant qu’il est définitivement par terre, les coups pleuvent impitoyablement sur lui. À Prague, non seulement l’homme politique, mais encore le particulier qu’il y a en Joseph Fouché, subit le plus douloureux des Canossa. »
Il n’y a plus qu’une solution pour Joseph Fouché, la retraite. Stefan Zweig poursuit :
« Ce n’est que maintenant, dans le malheur, qu’il reconnaît toute la profondeur de sa chute, et son exil à Prague devient pour lui un enfer. Il sollicite du prince de Metternich l’autorisation de quitter cette ville insupportable et d’en choisir une autre. On le fait attendre, mais enfin Metternich daigne lui permettre de se rendre à Linz : c’est là que se réfugie cet homme déçu, fatigué et humilié, devant la haine et les railleries d’un monde qui, autrefois, lui fut soumis. »
A Linz, Fouché s’ennuie à mourir et tombe encore davantage dans l’oubli. En 1819, Metternich l’autorise à aller s’installer au bord de l’Adriatique, à Trieste. C’est là que celui qui fut le mitrailleur de Lyon, l’un des tombeurs de Robespierre, l’intrigant du Directoire, le modernisateur et l’organisateur de la police de Napoléon, et donc également le malheureux de Prague, s’éteint à la fin de l’année 1820.