« Mitterrand et Havel avaient un lien personnel très fort qui allait au-delà de la politique »
Il y a trente ans de cela s’est tenu à Prague, à l’ambassade de France, un petit-déjeuner auquel le président François Mitterrand, la veille de la Journée des droits de l’homme, avait convié neuf des principales personnalités de la dissidence tchécoslovaque, parmi lesquelles notamment Václav Havel. Un an plus tard, les régimes communistes s’effondraient l'un après l'autre en Europe centrale et ce même Václav Havel devenait le président d’une République à nouveau libre et démocratique. Jean Musitelli était alors le conseiller diplomatique de François Mitterrand. C’est en cette qualité qu’il a participé, le 9 décembre 1988, à ce petit-déjeuner qui a durablement marqué les relations franco-tchèques et slovaques et qu’il était l’un des invités du débat organisé ce mardi par l’ambassade de France. L’occasion pour lui, inévitablement, de se rappeler quelques souvenirs, mais pas seulement, comme il l’a confié à Radio Prague :
« Je pense que l’événement mérite d’être revisité, parce que dans un contexte géopolitique aujourd’hui très différent de celui d’il y a trente ans, la nécessité de défendre et de promouvoir les droits de l’homme est plus forte que jamais. L’exemple qui a été donné par les dissidents tchèques à cette époque à travers leur courage, leur combativité et leur lucidité peut et doit inspirer encore aujourd’hui tous les défenseurs des droits de l’homme. »
En repartant de Prague et de Bratislava en décembre 1988, auriez-vous pu imaginer que les choses évoluent si vite, puisqu’un an à peine plus tard, le régime communiste tombait dans une Tchécoslovaquie qui était pourtant un des pays les plus hermétiques au vent de dégel en provenance de Moscou ?
« Non, nous n’imaginions honnêtement pas en rentrant à Paris que Václav deviendrait le président de ce pays un an plus tard. Néanmoins, je me souviens de ce que nous avait dit François Mitterrand dans l’avion du retour à propos des entretiens qu’il venait d’avoir avec [le président] Gustáv Husák et [le secrétaire général du Parti communiste] Milouš Jakeš : ‘je crois que ceux-là, je ne les reverrai jamais’. Il avait l’impression d’avoir eu en face de lui des interlocuteurs à bout de souffle qui n’avaient plus d’arguments et qui n’étaient peut-être même plus convaincus que leur régime allait durer encore longtemps. Pour autant, il était bien entendu très difficile d’imaginer que cela puisse se passer aussi rapidement. D’ailleurs, un mois après notre visite, Havel a de nouveau été arrêté et il a fallu que Mitterrand intervienne auprès de Husák pour que sa peine soit réduite. Et je ne pense pas que les participants au petit-déjeuner eux-mêmes pensaient que cela puisse aller aussi vite. »« En même temps, on voyait bien qu’ils étaient prêts à assumer des responsabilités. Ils se demandaient comment faire pour que la Tchécoslovaquie se rapproche de l’Europe, redevienne un vrai pays européen et ne soit pas laissée de côté par les pays occidentaux qui construisaient la communauté européenne. Et c’est cela qui était intéressant : nous avons eu une conversation qui portait certes sur leurs conditions de vie épouvantables, mais aussi sur les perspectives d’avenir. On sentait qu’eux aussi se disaient que le régime ne durerait pas éternellement. »
« Mitterrand était très admiratif de Masaryk et de l’expérience démocratique tchécoslovaque de l’entre-deux-guerres »
En décembre 1988 François Mitterrand en était encore au début de son second septennat, et en matière de politique étrangère il avait fait de l’Europe de l’Est une de ses priorités. Quelle était alors la place de la Tchécoslovaquie à ses yeux ?
« François Mitterrand a effectivement très rapidement annoncé qu’il y aurait une relance de ce que l’on appelait ‘la politique à l’Est’ de la France, un peu par référence à l’Ostpolitik mise en œuvre en RFA à l’époque du chancelier Willy Brandt, et qu’il entreprendrait très rapidement une visite de l’ensemble des capitales des pays d’Europe centrale et orientale. Il a donc fallu établir un ordre, et dans son esprit la Tchécoslovaquie est venue en premier pour deux séries de raisons. D’abord parce qu’il avait le sentiment qu’il y avait là un vrai défi. Par rapport à l’évolution générale dans la région, on sentait bien qu’il y avait une résistance de la part du régime tchécoslovaque pour évoluer dans un sens plus libéral. Si François Mitterrand voulait marquer sa volonté de faire bouger les choses, c’était donc là-bas qu’il fallait aller car il y avait le plus grand travail à faire pour soutenir les dissidents. »« Mais il y a aussi un autre élément qui tient à la culture historique de François Mitterrand : il entretenait une très grande admiration pour Masaryk et pour l’expérience de la Tchécoslovaquie entre 1918 et 1938. Il disait toujours que c’était le seul pays de cette région à avoir réellement mis en œuvre la démocratie pendant vingt ans. Il avait donc une relation intellectuelle particulière à l’égard de la Tchécoslovaquie, de sa culture et de son expérience historique. »
Après la Tchécoslovaquie, François Mitterrand a poursuivi sa tournée en Bulgarie et en Pologne. Dans quelle mesure les régimes de ces pays étaient-ils différents ?
« Les régimes étaient, c’est vrai, très différents. François Mitterrand s’est rendu en Bulgarie au début de l’année 1989 en renouvelant l’expérience du petit-déjeuner avec les dissidents bulgares. Celui-ci s’est d’ailleurs passé de façon beaucoup moins tendue qu’en Tchécoslovaquie. Les autorités bulgares n’ont pas opposé de grande résistance à cette demande. François Mitterrand avait aussi demandé à rencontrer les étudiants à l’université de Sofia et là, contrairement à ce qui s’était passé quelques semaines plus tôt à Bratislava où trente étudiants avaient été triés sur le volet selon des critères très particuliers, il s’est retrouvé dans un amphithéâtre immense rempli jusqu’à la dernière place et avec en face de lui des étudiants qui posaient des questions très impertinentes. Cela lui avait beaucoup plu. »
« La Bulgarie, cela a été différent aussi parce qu’il y existait une tradition de relations scientifiques et culturelles et une francophonie plus développée qu’en Tchécoslovaquie à cette époque. Néanmoins, cela a été l’occasion d’établir notamment avec le dissident Jeliou Jelev des relations qui, certes, n’étaient pas de la même intensité que celles entretenues avec Havel, mais qui n’en étaient pas moins importantes. »
« Au sujet de Václav Havel, il faut savoir qu’entre 1988 et 1993, pour déjà la célébration du 5e anniversaire du petit-déjeuner à laquelle il avait invité Mitterrand, les deux hommes se sont rencontrés une dizaine de fois dans des circonstances très diverses : des visites d’Etat échangées, la remise du Prix Charlemagne à Aix-la-Chapelle à Havel… Celui-ci est ensuite venu à Paris pour être fait membre de l’Académie des sciences politiques. Nous avons aussi beaucoup travaillé ensemble pour les Assises de Prague sur la Confédération européenne, qui était vraiment une coproduction franco-tchécoslovaque. Il y avait donc vraiment un lien personnel très fort entre eux. Cela allait au-delà de la relation politique : ces deux hommes de grande culture se portaient une profonde estime et admiration. »« Quant à la Pologne, nous nous y sommes rendus en juin 1989 et nous étions alors déjà dans le basculement. Il y avait eu la victoire de Solidarnosc, les grands entretiens avec Lech Walesa, une visite à Gdansk, etc. Le président hongrois, lui, était venu en France à la fin de l’année 1988 et il n’était pas question d’aller en Roumanie tant que Ceausescu était au pouvoir. »
« En fait, si l’on regarde ce qu’a été la politique à l’Est de Mitterrand, les relations ont pratiquement été gelées avec l’URSS jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev en 1985. La seule visite s’est tenue en 1984 et c’est là que François Mitterrand a tenu son fameux discours au Kremlin dans lequel il a pris la défense d’Andreï Sakharov. Contrairement à beaucoup d’autres qui pensaient qu’il serait une nouvelle incarnation du communisme, Mitterrand a saisi la sincérité de Gorbatchev et son désir de réellement faire bouger les choses en URSS. »
« En 1993 déjà, nous avions été frappés par le désenchantement des anciens dissidents »
Comment François Mitterrand considérait-il le Printemps de Prague ?
« Je sais qu’il a écrit des choses à la fois sur le Printemps de Prague et sa condamnation de l’invasion militaire de la Tchécoslovaquie. Son regard était très positif, il n’y a aucun doute là-dessus. Mais il faut aussi tenir compte du fait qu’il s’est passé tellement de choses en France en 1968 que cette situation française a un peu occulté tout ce qui s’est passé en Tchécoslovaquie. Même dans les partis de gauche, et au sein du parti socialiste en particulier, je ne suis pas sûr que l’on est bien perçu l’importance du Printemps de Prague et d’essayer d’être plus actif dans le soutien. »
Vous avez rencontré lors de ce 30e anniversaire deux des anciens dissidents tchèques encore parmi nous qui ont participé au petit-déjeuner en 1988 : l’ancien journaliste Petr Uhl et le père Václav Malý. De quoi avez-vous parlé ? L’évolution qui a été celle du pays depuis, n’est peut-être pas celle qu’ils espéraient au début des années 1990. Les deux hommes sont ou ont souvent été des voix critiques de certaines orientations prises par les élites politiques tchèques…
« A vrai dire, nous n’avons pas abordé la situation tchèque aujourd’hui et la façon dont ils apprécient celle-ci. Nous avons évoqué essentiellement quelques souvenirs. Notre discussion était donc plus sentimentale que critique et nous nous sommes en quelque sorte repassé le film du petit-déjeuner d’il y a trente ans. »
« Cela n’enlève rien au fait que je me souviens très bien de la célébration du 5e anniversaire en 1993. La plupart des participants étaient alors encore en vie et certains échanges nous avaient frappés, et notamment une certaine forme de désenchantement par rapport à ce qu’avaient été les espoirs et les attentes – peut-être les illusions – en lien avec le changement de régime. Les inégalités tendaient à se développer, les gens étaient un peu frustrés, et cela nous avait beaucoup frappés. Havel disait que ce n’était pas étonnant, qu’il allait falloir du temps, qu’ils espéraient que l’adhésion de la République tchèque à l’Europe permettrait de développer son économie et de satisfaire les besoins des gens. Mais ce n’était déjà plus le climat de 1988. Nous étions en présence d’hommes qui se trouvaient aux responsabilités face à des situations difficiles et compliquées à gérer. »A l’époque, la volonté réciproque des anciens « pays de l’Est » et de ceux de l’Ouest étaient de réunifier l’Europe. Aujourd’hui, malgré les discours officiels, on assiste plutôt à un scénario inverse. Comment analysez-vous l’évolution de ces diverses positions ?
« Je suis attristé. Mais on ne cesse de dire et de redire à quel point il est nécessaire pour l’Europe de s’unir sur des valeurs communes si elle veut exister et faire entendre sa voix dans le monde pour ne pas être la proie des ambitions chinoises, américaines ou russes. Malheureusement, les choses ont effectivement évolué dans un sens qui n’était pas celui que l’on espérait ou que l’on croyait possible. Quelque chose s’est brisé à un moment donné et a pour conséquence que l’unité nécessaire n’est pas totalement au rendez-vous aujourd’hui. »
« A quoi cela tient-il ? Les gouvernements sont élus. Nous sommes bien en présence de régimes démocratiques, ce qui signifie que les opinions et les populations n’ont plus confiance comme elles ont pu l’avoir il y a de cela quelques années sur la possibilité à travers l’adhésion à l’Europe de connaître un développement harmonieux, plus rapide, moins inégalitaire… Est-ce la faute de la mondialisation ? Il est certain que l’on subit l’impact de ce contexte géopolitique où des forces économiques et financières puissantes concourent à orienter la politique des gouvernements. Je crois fortement que nous n’avons pas fini de payer les conséquences de la grande crise du système financier international de 2008 avec notamment la nécessité pour les Etats qui ont été frappés de mettre en place des politiques d’austérité, donc nécessairement impopulaires. Cela a fait le jeu des forces que l’on appelle populistes et qui vivent surtout grâce aux promesses complètement illusoires qu’elles font à leur électorat. »
« Donc, oui, la situation actuelle n’est pas réjouissante, mais il faut se battre pour essayer de surmonter cette phase un peu ingrate de notre histoire commune. »
Heureusement finalement qu’il y a ce 30e anniversaire…
« Oui ! Cela a été un bon moment, car nous étions dans une phase dynamique. Il y avait de l’espérance que les choses changent. »