« En 1968, j’ai quitté la Tchécoslovaquie avec une valise, une guitare et la carpe de Noël »
Au cours des quelques quarante ans de communisme, des milliers de Tchèques ont fui le pays pour aller s’établir en Occident. Parmi les pays qui ont accueilli le plus grand nombre de ces émigrés, l’Autriche et l’Allemagne voisine, mais aussi les Etats-Unis, le Canada, l’Australie et dans une moindre mesure la France. Certains ont choisi de s’établir ailleurs. C’est le cas de Michal Wittmann qui vit depuis des années au Luxembourg, avec sa famille. Ancien consul honoraire de la République tchèque au Grand-Duché, il a raconté son histoire au micro de Radio Prague.
Michal Wittmann, bonjour, vous êtes né en 1950 à Sokolov. Vous avez été consul honoraire de la République tchèque au Luxembourg où vous vivez. Vous avez aussi présidé une association appelée L’amitié tchèque et slovaque au Luxembourg. Nous parlerons évidemment de ces activités, mais avant cela j’aimerais revenir un petit peu dans le passé. Cette année nous avons commémoré les cinquante ans du Printemps de Prague et de son écrasement par les troupes du pacte de Varsovie, or votre départ de la Tchécoslovaquie est justement lié un peu à cet événement. Est-ce que vous pouvez nous raconter un petit peu comment vous avez quitté votre pays ?
« C’était très simple, j’ai eu mon baccalauréat, nous sommes partis en vacances, en revenant nous nous sommes rendus compte que nos amis soviétiques étaient venir nous dire ‘bonjour’ en tant que touristes mais avec des kalachnikovs et des chars d’assauts, ce qui était un peu étonnant. Je n’ai pas trop apprécié, ma famille ayant des racines démocratiques. Un de nos oncles était dans la résistance contre les nazis, les communistes ont enfermé mon père, il a écopé d’un an et demi de prison parce qu’il y avait publié un livre qui relatait la libération de la ville de Plzen par les troupes du Général Patton. Là-dessus, je me suis dit que la politique changeait tous les vingt ans avec les nouvelles générations. ‘Qu’est-ce que je vais faire ici ?’, me suis-je dit. J’ai compris ce qu’était le communisme surtout dans les années 1950 avec les exécutions, les persécutions et tous les problèmes que nous connaissons. Et tout simplement, le 22 décembre je suis parti à Paris. »
Dans quelles conditions êtes-vous arrivé en France, où est-ce que vous avez été accueilli et comment est-ce que vous avez vécu ces premiers temps de transition ?
« A l’époque, nous ne pouvions pas échanger librement les devises donc j’ai eu droit à 25 francs français et ma mère m’a donné 16 dollars. Je suis parti à Paris où j’y avais une amie, mon amour de lycée. Elle m’a accueillie dans une chambre de bonne au septième étage. Les toilettes étaient évidemment dans le couloir et au bout de trois mois j’ai perdu 17 kilos. Il n’y avait pas grand-chose à Paris. La belle ville de Paris ou la belle France ne m’a pas accueilli avec le ciel bleu et la belle colombe de Paul Eluard. Au contraire il pleuvait, et j’avais un trou dans ma chaussure. Donc Paris était plutôt grise, désagréable et hostile. Heureusement que nous avons rencontré une famille magnifique. La mère, qui avait elle-même déjà trois garçons, n’a pas hésité à nous adopter pratiquement. Grâce à mes faibles connaissances d’allemand, j’étais supposé donner des cours d’allemand à son fils ce qui me valait deux repas chauds par semaine. Finalement j’ai appris un peu le français, mais le fils ne parle toujours pas l’allemand ! »
Vous disiez que vous êtes arrivé le 22 décembre 1968. C’est deux jours avant Noël. Je sais que Noël est très important pour les Tchèques. Qu’est-ce que c’était pour vous de fêter cette fête loin de votre famille ? J’imagine que c’était quand même à la fois une nouvelle aventure, mais aussi un déchirement.
« Oui et non, parce que j’avais parlé de mon émigration avec ma mère, la famille, donc tout le monde était d’accord. Puis, je suis parti avec une valise, une guitare et la carpe de Noël parce que j’ai exporté de la nourriture tchèque même à Paris ! Je l’ai achetée le matin et à 11h l’express Prague-Paris partait donc j’avais une belle carpe que j’ai apportée à Paris. »
Votre premier objectif en partant était, il me semble, de partir pour l’Amérique du Nord...
« Absolument, et cela m’a appris une fois pour toutes qu’il faut arriver à l’heure. Je me suis dit que j’avais assez de temps après le réveillon du Nouvel an pour aller à l’ambassade du Canada. Je suis arrivé le 2 janvier et on m’a dit que les bourses d’études, les déplacements aux frais du gouvernement canadien étaient déjà arrêtés. Depuis ce jour-là, je ne suis jamais en retard. »
A quoi cela tient finalement de rester dans un pays ou dans un autre…
« Disons que par la suite j’ai encore essayé, mais j’étais déjà en Belgique, j’avais étudié et puis j’avais travaillé. J’avais un excellent patron qui m’a dit : ‘Ecoute si tu veux partir au Canada, vas-y, mais les problèmes sont là-bas semblables à ceux d’ici. Tu es en train de fuir. Arrête-toi, je te donne du travail, tu auras de nouveau la bourse d’étude.’ Et il avait raison. »
Vous êtes arrivé en France mais vous n’y êtes pas resté puisqu’en effet vous habitez aujourd’hui au Luxembourg. Vous disiez que vous avez fait vos études en Belgique. Expliquez-nous comment vous vous êtes retrouvé en Belgique et au Luxembourg. Et pourquoi dans ces pays-là plutôt que la France ?
« La France est un super pays, mais un peu radin. Il n’y avait pas grand-chose, ni pour les études ni pour le travail, nous n’avions pas d’autorisation de séjour encore moins le permis de travail. Un jour, un ami proche de la revue Svědectví – qui était en fait l’agence de Pavel Tigrid qui est devenu par la suite le ministre de la Culture sous Havel, m’a appelé me disant qu’il y avait un prêtre qui venait de Belgique et qu’il distribuait des bourses d’études. J’ai eu de la chance d’être parmi les vingt étudiants qui sont partis de Paris au Havre et par la suite Louvain où nous avons commencé nos études universitaires. »
Et Luxembourg alors, comment cela est-il arrivé ?
« Au Luxembourg, j’y ai déménagé des années plus tard. J’ai fait un petit arrêt de presque trois ans en Amérique latine en faisant mon service militaire civil parce que je n’avais pas envie de tirer sur mes frères. Je me suis fait engager par une excellente société américaine boursière qui m’a tout appris, tout donné. Nous étions à Bruxelles et nous avons constaté que le gouvernement socialiste belge prenait trop d’impôts sur sa population. Le Luxembourg était bien plus libéral et le fait d’être sujet du Grand-duc est extrêmement valable parce qu’il vous impose deux fois moins que le pays socialiste et démocratique voisin. »J’imagine qu’en 1989, vous avez évidemment suivi les événements c’est-à-dire la chute du mur de Berlin, la chute du rideau de fer. Quels étaient vos sentiments par rapport à votre pays d’origine jusqu’en 1989 et puis au moment où le bloc communiste s’est effondré ?
« Je suis né dans ce pays, je suis tchèque et je reste tchèque surtout après plus de quarante ans de vie en Occident où je me suis rendu compte que l’on m’a accueilli, toléré, qu’on est gentil avec moi, mais je n’ai jamais été adopté à 100%. D’ailleurs ceci me fait poser la question : comment font les immigrés qui viennent maintenant ? L’Europe est-elle capable de les absorber ? La vie était extrêmement dure, éprouvante, à quelques reprises je suis tombé sur mon nez mais quand vous êtes jeune, vous êtes motivé et lorsque vous tombez vous vous relevez et puis vous continuez. »
Vous n’avez pas pensé après 1989 à revenir en Tchécoslovaquie ?
« Si, j’ai même eu une proposition de Pavel Tigrid quand il devenu ministre. Mais je trouvais que les gens qui avaient fait la révolution méritaient de garder leurs postes. On m’a proposé des postes de vice-ministre mais j’ai toujours considéré cela comme inapproprié. J’avais déjà une famille et j’étais bien installé donc je me suis dit faisons quelque chose d’autre. Le président Havel m’a gracié parce que nous étions tous condamné à trois ans et demi de prison et nous étions déchus de notre nationalité d’origine. Il nous a tout rendu avec honneur et il m’a même donné plus tard le statut de consul honoraire. Je me suis réellement bien amusé et réalisé avec pleins de projets. J’ai vu le pays, j’ai accompagné les différents ambassadeurs pendant leurs visites officielles, les Grands-ducs, Jean d’abord et puis Henri aujourd’hui. C’était une très belle période. Mais je considère que les gens qui ont fait la révolution méritent d’avoir des postes. Nous sommes partis, nous avons pris des risques mais après je pense que le mérite leur revient. »
Est-ce que par exemple lors de vos retours en Tchécoslovaquie puis après en République tchèque, vous avez été confronté à des réactions contrastées ? Souvent les émigrés disent que les Tchèques restés au pays considèrent tous les exilés comme des millionnaires, qu’ils ont vécu dans un eldorado par rapport à ceux qui ont vécu derrière le rideau de fer. Evidemment ce n’est pas vrai, mais c’est ce qui se dit.
« Vous vous réveillez à Paris le matin, à New-York, Sydney et vous prenez votre petite pelle et vous ouvrez la porte et vous ramassez les pépites d’or et vous devenez millionnaire aussi simplement. J’ai perdu 17 kilos en arrivant, parmi mes amis certains sont devenus alcooliques, d’autres ont très mal terminé au niveau psychique même dans des asiles psychiatriques. Beaucoup de jeunes filles ont épousé des garçons croyant qu’elles allaient réussir un mariage superbe. Ceci n’est pas vrai. L’émigration est quelque chose d’assez particulier. Je dirais que c’est une petite mort. J’ai perdu six ou même huit ans de ma vie en travaillant dans les usines pendant les vacances, même avec une bourse d’étude. Les deux mois de vacances personne ne vous donne quelque chose, même pas un croûton de pain. Par la suite, j’ai eu beaucoup de chance avec les Américains et cela m’a permis de vraiment réaliser mon rêve américain. Même en Europe, par la suite, c’était très agréable, très plaisant. Je vais répondre à votre question autrement. J’ai posé la question à mes fils qui sont nés au Luxembourg, qui ont vécu au Luxembourg et qui voyagent à travers le monde, comment se sentent-ils. Est-ce qu’ils sont plus tchèques ou luxembourgeois ? Ils m’ont dit : ‘Papa, c’est très simple. En Tchéquie, on nous dit toujours que nous sommes un peu différents. Au Luxembourg, on nous traite de sales bohémiens mais tous nos copains sont derrière nous’. Les fils d’immigrés au Luxembourg sont ministres des finances, ou présidents de la Chambre des députés comme Mars Di Bartolomeo qui est d’origine italienne. Le Luxembourg est un pays de brassage où au bout d’une génération vous arrivez à n’importe quel poste. »
Vous avez été consul honoraire de la République tchèque au Luxembourg entre 1999 et 2006. Qu’est-ce que cette fonction vous a apporté personnellement ? Etait-ce une manière pour vous de faire le lien entre vos deux pays et de faire quelque chose pour votre pays d’origine à distance ?
« Absolument. J’avais donné ma parole à mon grand-père de ne jamais être politicien. On a toujours considéré la politique comme quelque chose de malhonnête, sale, barbare… ce qu’on voit encore aujourd’hui. Mais le statut de consul honoraire m’a permis de réaliser ce rêve de participer et de donner un coup de main à ce pays qui se réveillait après quarante ans de communisme. On a organisé pleins d’échanges, de voyages, de visites entre écoliers, universitaires, entrepreneurs. C’était une période joyeuse… Rétrospectivement, il y avait peut-être deux choses qui m’embêtaient un peu, c’est que personne ne m’a jamais dit merci, ce qui est assez classique. Mais aussi le fait que tout le monde considérait cela comme normal : je suis d’accord, c’est normal, mais tous les ministres et les ambassadeurs sont payés, alors que le consul honoraire non. Tout ceci m’a coûté le prix d’une petite maison en Bohême, ce qui ne me dérange pas, je l’ai fait avec plaisir. Mais j’étais étonné de réaliser qu’en Tchéquie, on garde encore ce sentiment, qui date du communisme, que tout est donné et tout est gratuit… »