Un autre Masaryk
« Le roi est mort, vive le roi ! ». Si Charles III, mieux connu sous son nom de Charles 1er empereur d’Autriche, a bien été le dernier roi de Bohême, et si le nouvel Etat qui a été fondé en 1918 sur les ruines de l’Empire austro-hongrois était bien une République, le premier président tchécoslovaque n’en est pas moins resté un monarque. Omniprésent dans les derniers jours et semaines qui ont précédé le centenaire, ce dimanche, de la fondation de la Première République tchécoslovaque, Tomáš Garrigue Masaryk fait en effet l’objet d’un culte dans les esprits tchèques que beaucoup de souverains lui envieraient.
Veste boutonnée jusqu’au cou, long bouc blanc autour de la bouche, lunettes sans branches sur le nez et casquette vissée sur la tête : tel est le Masaryk - symbole de l’instauration de l’un des tout premiers régimes démocratiques en Europe centrale - que l’on a pu voir en une de la quasi totalité des magazines tchèques parus tout au long de la semaine écoulée qui a précédé ce fameux anniversaire ; un anniversaire célébré quelques mois seulement après... les célébrations du 25e anniversaire de la création des deux Républiques indépendantes que sont devenues la Tchéquie et la Slovaquie, et donc de facto de la partition de la Tchécoslovaquie… Allez comprendre… Un premier président très largement idéalisé, donc, comme l’avait confirmé l’historien français Antoine Marès dans un entretien qu’il avait accordé à Radio Prague il y a trois ans de cela (https://www.radio.cz/fr/rubrique/histoire/evdard-benes-de-lindependance-de-la-tchecoslovaquie-jusqua-la-veille-des-accords-de-munich-2) :
« On est dans un système où le président de la République est un peu le successeur du roi de Bohême. Donc, il inspire le respect. Et puis, il y a la personnalité de Masaryk, personnalité intellectuelle qui inspire un grand respect. On a dit qu’il imposait une dictature du respect. Masaryk est intouchable. »
Un authentique culte de la personnalité qui est une des raisons pour lesquelles l’historien Pavel Kosatík, auteur bien connu du grand public pour ses biographies des diverses personnalités qui ont marqué l’histoire de la Tchécoslovaquie tout au long du XXe siècle, a publié un livre intitulé « Jiný TGM » - « Un autre TGM », comprenez « Un autre Tomáš Garrigue Masaryk », peut-être moins idéalisé :« Puisque nous nous rappelons de TGM ces jours-ci sous prétexte de célébrer le centenaire de l’Etat tchécoslovaque, je ne voulais pas que cet effort de mémoire s’arrête à des dépôts de gerbes de fleurs au pied de divers monuments ou à de beaux discours. Ce qu’il faut rappeler, c’est que le sens de la Première République était d’inculquer la pensée très démocratique de Masaryk dans l’esprit du plus grand nombre, y compris de ceux que l’on appelle les simples gens. Aujourd’hui, on a un peu oublié tout cela, et c’est d’ailleurs ce qui explique la crise politique que nous traversons actuellement. »
Du haut de son cheval, comme saint Venceslas statufié et tel que le montrent les photos de l’époque de l’entre-deux-guerres, Masaryk est aussi parfois présenté comme « le petit père de la nation », un personnage charismatique aimé du plus grand nombre et respecté de tous. Un saint homme comme diraient nos arrière-grands-mères, qui avait toutefois lui aussi ses défauts, affirme Pavel Kosatík :
« Toute cette image ne constitue qu’une partie de la vérité. Elle s’est façonnée au fur et à mesure de sa présidence quand le nouvel Etat avait besoin d’être protégé. Il fallait que celui-ci soit pris sous un patronage. Masaryk, en sa qualité de fondateur de l’Etat, possédait cette autorité. Mais c’était aussi un homme que les illusions que se faisaient beaucoup de gens irritaient. C’est pourquoi il se montrait très critique. Ce n’était pas toujours quelqu’un de facile à vivre, mais ses critiques étaient pensées de façon à faire avancer les choses. Et finalement, même si ce n’était parfois pas facile à encaisser, cette critique profitait aux gens qui étaient visés. »Entretiens avec Jésus-TGM
Outre cette biographie, Pavel Kosatík est aussi l’auteur du scénario du film « Hovory s TGM » - « Entretiens avec TGM ». Inspiré du livre de Karel Čapek « Entretiens avec Masaryk » publié en 1928 pour le dixième anniversaire d’existence de la Tchécoslovaquie (Cf. la rubrique littéraire de ce samedi), ce long-métrage, plutôt bien accueilli par la critique, est sorti dans les salles obscures le 18 octobre. Un film dans lequel Pavel Kosatík s’est efforcé là aussi de présenter au public un autre Masaryk ; un Masaryk qui conçoit la démocratie qui lui est si chère comme une suite de l’amour du Christ pour tous les hommes… Rien que ça !Ce Masaryk-là n’était cependant pas infaillible, pas plus l’homme que le politicien. Sans remettre en cause la stature du premier président tchécoslovaque, Pavel Kosatík estime néanmoins que celui-ci, qui a démissionné de ses fonctions en 1935, un peu moins de deux ans avant sa mort à l’âge de 87 ans, a commis quelques erreurs d’appréciation dans un contexte international particulièrement compliqué :
« Masaryk était maximaliste et il était aussi exigeant avec les autres qu’il l’était avec lui-même. En ce sens, et même si cela ressemblait à une forme d’extrémisme, c’était un parfait démocrate. Il ne faisait pas de différences : il voulait le meilleur de tout le monde. Cela n’empêche pas que, oui, il s’est certainement parfois trompé. Par exemple, la conception même de la République tchécoslovaque telle qu’il l’avait imaginée, était très compliquée. Pourquoi ? Parce que dès le début, l’existence de ce nouvel Etat dépendait entièrement de la bonne volonté de la communauté internationale. Or, sur la base de son expérience de la Première Guerre mondiale, Masaryk pensait que cette communauté resterait la même que celle qui avait été créée. Cela n’a malheureusement pas été le cas. Elle s’est effondrée dès la Conférence de paix de Paris en 1919, puis a continué de se réduire en miettes dans les années 1920. Il est intéressant de noter que le monde entier a pris conscience de l’évolution de la situation, sauf la Tchécoslovaquie. Ici, on a continué à vouloir croire que la France et la Grande-Bretagne nous soutenaient, alors qu’il y avait des signaux, de plus en plus évidents au fil du temps, que ce n’était pas le cas. »Reste, comme le rappelle encore Pavel Kosatík, que le moteur qui faisait avancer Masaryk était sa volonté « d’être d’abord un homme bon », un politicien philosophe qui envisageait la démocratie comme une forme de religion ; un système de vie en société dans lequel l’amour du prochain serait indispensable pour pouvoir fonctionner. Une profession de foi d’un homme qui était finalement peut-être quand même bien un peu moins imparfait que les autres…