Quand le président T. G. Masaryk était interrogé par l’écrivain Karel Čapek
« Ce n’est pas une petite affaire que d’être le premier président d’un Etat nouveau dépourvu de tradition quant au gouvernement et la représentation », constate Tomáš Garrigue Masaryk (1850-1937) dans un livre qui est à la foi une longue interview, une biographie et un essai politique. Rédigé par l’écrivain Karel Čapek (1890-1938), le livre, qui est né d’une longue gestation compliquée, est devenu un véritable bestseller. L’auteur l’a intitulé Hovory s T. G. Masarykem (Entretiens avec Masaryk).
Un livre hybride
La rédaction des différentes versions de ce livre a pris neuf ans. L’écrivain et le président se rencontrent à d’innombrables reprises à Prague, mais aussi dans les résidences présidentielles de Lány et de Topolčianky, et c’est au cours de leurs entretiens ponctués de longs silences que mûrit l’idée d’une biographie présidentielle. Masaryk s’engage progressivement dans le projet, lit les passages écrits par son biographe, les corrige, y ajoute de nombreuses notes et même des passages entiers. Peu à peu, il devient coauteur de cette biographie qui prend l’aspect de Mémoires. L’historien Jiří Brabec, éditeur des Entretiens, décèle dans cet ouvrage plusieurs genres littéraires :« Au premier abord, Les Entretiens avec Masaryk forment un assemblage de nombreux genres. C’est une interview, mais il y a aussi de la narration, un récit, il y a un véritable dialogue, il y a des passages essaïstiques. Je dirais donc que c’est un livre très savamment construit. Ce n’est pas un simple colloque entre deux personnes qui a été retranscrit. Ce livre est le résultat de nombreuses rédactions. Entre Masaryk et Čapek, il y avait une vive communication et une riche correspondance sur la forme définitive des Entretiens. »
Comment garder un visage humain quand on est président
Le portrait de Tomáš Garrigue Masaryk brossé par Karel Čapek dans son livre est l’image d’un homme qui, malgré son ascension au sommet de la hiérarchie politique et le culte dont il est devenu objet, garde toujours un visage humain et une certaine humilité face à la vie. Ce n’était pas toujours facile parce que le respect des institutions monarchiques dans les larges couches de la population tchèque n’avait pas disparu avec l’effondrement de l’Empire austro-hongrois et Masaryk arrivait au moment opportun pour combler le vide laissé par le vieil empereur François-Joseph. Jiří Brabec souligne que Karel Čapek cherchait dans son livre à débarrasser le président de toute officialité :« Il y avait sans doute à l’époque une tendance à donner à la personnalité de Masaryk une stature légendaire. Mais dans les Entretiens, il y a au contraire un côté humain, la façon dont il évoque son passé est très facile à comprendre, humaine et naturelle, dépourvue de pathos. Je pense qu’un certain aspect pathétique de la personnalité du président venait de l’extérieur, il ne venait certainement pas du président lui-même. »
La jeunesse, les études et la carrière universitaire
Dans la première partie du livre, Masaryk évoque les souvenirs les plus anciens de sa jeunesse, le milieu humble dans lequel il vivait, son père, cocher d’origine slovaque, sa mère, ancienne cuisinière, et ses deux frères. Le jeune Masaryk fait ses études à Brno et Vienne, et c’est dans la capitale autrichienne qu’il commence à s’engager aussi dans la politique. Docteur en philosophie, il donne des conférences d’abord à l’université de Vienne puis il devient professeur à l’université de Prague. C’est au cours d’un séjour d’études à Leipzig qu’il fait connaissance de Charlotte Garrigue, une jeune Américaine qui deviendra sa femme. Après son arrivée à Prague, il se heurte au provincialisme de la société tchèque de l’époque et au patriotisme grandiloquent qui ne manque pas d’aspects chauvinistes. Il est un patriote tchèque mais aussi un homme épris de la vérité, qui ne renonce pas aux principes qui lui sont chers, à l’humanisme, la démocratie et la tolérance. Par son intransigeance dans l’affaire Hilsner, où, contre l’opinion majoritaire, il prend la défense d’un juif injustement accusé d’un crime rituel, il provoque la haine des milieux antisémites mais il ne se laisse pas décourager. Il veut discuter avec ses adversaires :
« Je ne m’oppose jamais à la critique – mon Dieu, pendant la plus grande partie de ma vie, moi aussi, j’ai fait œuvre de critique ! – mais j’aimerais une critique constructive, une critique de bon conseil, non pas une critique passionnée. »
Au sommet de la hiérarchie politique
Son intelligence et son intégrité finissent par imposer Tomáš Garrigue Masaryk dans la vie politique. Député du parlement de Vienne, il devient un des hommes politiques tchèques les plus respectés. D’abord partisan d’une plus grande autonomie du peuple tchèque dans le cadre de l’Empire austro-hongrois, il devient dans son exil, au cours de la Première Guerre mondiale, le principal artisan de la future République tchécoslovaque indépendante. Son énergie, son courage et sa diplomatie astucieuse déployés pendant la guerre forcent l’admiration. Son élection en 1918 à la présidence de la nouvelle République dont il est le créateur semblait tout-à-fait naturelle. « Je suis devenu donc président de la République et je n’y étais pas préparé », constate-il dans ses entretiens avec Karel Čapek. Il doit apprendre vite le métier de président et malgré d’innombrables obstacles qui surgissent devant lui, la Tchécoslovaquie devient sous sa présidence un pays prospère et un îlot de démocratie au milieu d’Etats plus ou moins autoritaires. Václav Havel, qui sur de nombreux points, peut être considéré comme l’héritier de Masaryk, évoque les aspects principaux que le premier président a donnés à la nouvelle République et qui ont une valeur intemporelle :
« Le président actuel devrait renouer avec la tradition de Masaryk en soulignant les thèmes de longue haleine, poser des questions, s’interroger sur l’idée fondamentale de l’Etat, sur son avenir, sur son intégration dans la civilisation actuelle. A côté de cela, le président doit savoir aussi s’y prendre dans la politique de tous les jours et Masaryk savait aussi tirer en coulisse les ficelles de la vie politique. Je ne dis pas que c’est absolument nécessaire et qu’on doit le faire, mais Masaryk n’était pas du tout un philosophe rêveur détaché de la réalité, il savait sacrément bien se débrouiller sur le terrain de la politique pratique. »
L’univers spirituel du président fondateur
Une importante partie du livre intitulée La Pensée et la vie est consacrée à l’univers spirituel du président. Dans plusieurs chapitres, il évoque avec Karel Čapek ses opinions sur la connaissance, la vérité, la métaphysique, la religion, l’histoire, la démocratie, l’Etat, la nation et la politique. L’histoire démontre qu’il a cherché sincèrement et obstinément malgré les obstacles et les échecs temporaires à mettre ses idées en pratique, à les traduire dans sa politique présidentielle. L’historien Jaroslav Opat évoque les résultats de cette politique :
« Masaryk jouissait d’une immense autorité dans son pays et aussi à l’étranger. Il comprenait ce qui était essentiel. La Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres était un Etat multinational et il a commencé à créer dans ce nouvel Etat un climat de tolérance et d’accueil, car la Tchécoslovaquie est devenue bientôt après sa fondation le pays des demandeurs d’asiles. Ils y cherchaient un refuge, parfois seulement temporaire. Tout cela n’était pas seulement dû à Masaryk, mais il n’en a pas moins été la personnalité fondatrice, le créateur et l’inspirateur, qui cherchait à réaliser ces objectifs pendant tous ses mandats successifs qui ont duré au total 17 ans. Si notre société et ses élites politiques, y compris ses présidents, prennent en considération tout cela, ce sera très bien. »Le livre Entretiens avec Masaryk retrace donc l’itinéraire et la pensée du président fondateur depuis le début modeste de son existence jusqu’à l’apogée de sa carrière. Masaryk parle de ses réussites mais il ne cache pas non plus ses échecs, ses faiblesses et ses fautes politiques. Il dit :
« Nous avons besoin de cinquante ans d’une évolution paisible pour parvenir là où nous aimerions être déjà aujourd’hui. »
Il ne sait pas et ne peut pas savoir que l’histoire n’accordera pas ce délai à son peuple. Ce qui est admirable cependant, c’est sa fidélité aux principes humanistes qui ne l’a pas quitté pendant toute sa vie. Dans ses entretiens avec Karel Čapek, il le résume par ces paroles :
« Si je dois dire quel a été le triomphe de ma vie, je ne dirais point que c’est le fait d’être devenu président, et qu’un honneur aussi grand et une charge aussi lourde m’aient été donnés. Ma satisfaction personnelle, si je puis m’exprimer ainsi, est plus profonde : elle consiste en ce que, même comme chef d’Etat, je n’ai eu rien à renier des choses essentielles, des choses auxquelles j’ai cru et que j’ai aimées lorsque j’étais un étudiant pauvre, et quand je suis devenu éducateur de la jeunesse, critique gênant, réformateur politique. »