Les aventures du tapis de Karel Čapek
« Et voici mon nouvel amour. Je suis devenu fou amoureux des tapis persans », écrit Karel Čapek (1890-1938) dans une lettre adressée en 1922 à son amie Věra Hrůzová. Cette passion pour les tapis orientaux, qui a été à son apogée entre 1923 et 1925, n’est pas restée sans conséquences pour l’œuvre de l’écrivain. Elle s’est reflétée notamment dans un conte de son livre Povídky z druhé kapsy (Contes d’une autre poche). Le tapis qui a inspiré ce conte, est l’objet d’art principal d’une exposition présentée actuellement à la Galerie nationale de Prague.
La passion irrésistible du docteur Vitásek
Dans la nouvelle intitulée Čintamani a ptáci (Le cintamani aux oiseaux) Karel Čapek raconte l’histoire rocambolesque du docteur Vitásek qui est passionné, comme lui, de tapis orientaux. Un jour il découvre dans la boutique de madame Severýnová, marchande de bric-à-brac, un tapis anatolien extrêmement rare et précieux. Il aimerait acheter ce chef-d’œuvre mais il s’avère que le tapis n’est pas à vendre, car sa propriétaire l’a seulement déposé dans la boutique avant de partir pour un long voyage à l’étranger. Cependant, ces obstacles ne découragent pas le collectionneur passionné qu’est le docteur Vitásek et ne font qu’attiser son désir d’acquérir cet objet rarissime. Après l’échec de maintes tentatives pour obtenir le tapis, il décide donc de le voler…La véritable histoire du tapis aux oiseaux
Zdenka Klimtová, spécialiste des tapis d’Orient et commissaire de l’exposition de la Galerie nationale, évoque les faits réels de la vie de Karel Čapek qui ont précédé la rédaction de la nouvelle :
« La véritable histoire du tapis est semblable à celle que raconte Karel Čapek dans sa nouvelle, mais il y a quand même quelques différences. Karel Čapek n’a pas trouvé le tapis dans la boutique de bric-à-brac de madame Severýnová mais dans un magasin renommé qui était celui de madame Helena Zajíčková, rue Palacký à Prague. Helena Zajíčková était une marchande réputée de tapis qui exerçait ce métier depuis une vingtaine d’années. Dans la première moitié des années 1920 elle fournissait même des tapis au Château de Prague, résidence du président de la République. Et c’est à ce moment-là, probablement en 1923 ou 1924, que Karel Čapek a trouvé ce tapis dans son magasin. »
Et c’est un véritable coup de foudre. Comme le docteur Vitásek, héros de sa nouvelle, l’écrivain, ravi de la rareté de sa découverte, invente toute une stratégie pour obtenir ce tapis du genre Anatolien blanc qui n’existe qu’en quelques exemplaires dans les grands musées du monde. Zdenka Klimtová ajoute :« Le tapis n’était pas à vendre. Les souvenirs de témoins de l’époque comme ceux d’Helena Koželuhová, qui était la nièce de Karel Čapek, démontrent que l’écrivain, comme tout collectionneur, cherchait à acquérir le tapis à bas prix. A la différence de madame Severýnová, marchande du conte, Helena Zajíčková était bien consciente de la valeur de sa marchandise et a refusé de vendre à ce prix qui était trop bas. »
Les différences entre la littérature et la réalité
Il y a donc une nette différence entre madame Severýnová, personnage littéraire, et Helena Zajíčková, la vraie marchande de tapis, comme il y a une nette différence entre le tapis de la nouvelle et le tapis réel. Tandis que la décoration de ce dernier est composée de motifs d’oiseaux sur un fond blanc, le docteur Vitásek trouve chez madame Severýnová une plus grande rareté encore. C’est un tapis anatolien aux oiseaux avec un motif cintamani, motif sacré et tabou probablement inspiré des tâches sur le pelage du léopard. En réalité, selon les spécialistes, le motif des oiseaux et le cintamani ne coexistent jamais sur le même tapis, ce qui ne retire rien au fait que le tapis aux oiseaux exerçait un attrait irrésistible sur Karel Čapek. Kateřina Matanelli, petite-nièce d’Helena Zajíčková, se souvient :
« Il paraît que Karel Čapek, qui ne réussissait pas à convaincre ma grand-mère de lui vendre son tapis à un bas prix, aurait même sorti l’argument de vouloir l’acheter pour le président de la République de l’époque, Tomáš Garrigue Masaryk. C’est par ce mensonge qu’il aurait cherché à la faire fléchir. »
Un objet sans intérêt
Cette stratégie astucieuse ayant échouée, l’Anatolien aux oiseaux n’est pas entré dans la belle collection de tapis de Karel Čapek et n’a jamais orné sa villa pragoise. Madame Helena Zajíčková ne l’a jamais vendu. Selon Kateřina Matanelli, le tapis est resté dans sa famille même après l’avènement du régime communiste et la nationalisation du magasin de sa grand-tante :
« Le tapis n’était heureusement pas très attractif au premier regard et il n’a pas retenu l’attention des employés venus pour liquider le magasin en 1950. Considéré comme un objet sans intérêt, le tapis est donc resté un bien appartenant à la famille. »
Il aura fallu plus d’un demi-siècle pour que l’Anatolien blanc aux oiseaux sorte enfin de l’oubli. La famille d’Helena Zajíčková le conserve jusqu’en 2014, année où il est vendu à la Galerie nationale grâce à une subvention du ministère de la Culture.
Les aventures du tapis aux oiseaux
Zdenka Klimtová consacrera tout un livre à cette œuvre rare de tisserands anatoliens qui a tant inspiré le grand écrivain. Le livre intitulé Les aventures du tapis aux oiseaux, publié par les éditions de la Galerie nationale en 2017, réunit plusieurs textes évoquant les différents aspects de ce tapis du genre Selendi, son histoire et sa restauration compliquée, mais aussi le texte intégral du conte de Karel Čapek n’oubliant pas non plus son adaptation à l’écran par Jiří Krejčík en 1964.Cette acquisition a permis à la Galerie nationale d’enrichir ses collections d’un tapis d’Orient qui compte parmi les plus rares et les plus anciens. Zdenka Klimtová constate :
« On ne trouve que deux tapis blancs d’Anatolie de grand format avec un décor cintamani ou d’oiseaux dans les collections tchèques: le tapis en question avec un décor d’oiseaux et un autre décoré de cintamani qui est conservé actuellement au château de Hluboká. »
Objet central d’une exposition
C’est toujours Zdenka Klimtová qui est la commissaire de l’exposition intitulée Le mystère du tapis de Karel Čapek, que le public pragois peut voir actuellement à la Galerie nationale. Au centre de l’exposition se trouve bien évidemment le tapis anatolien aux oiseaux qui a laissé sa trace dans la littérature tchèque et qui a partiellement retrouvé sa splendeur ancienne grâce au travail assidu et minutieux des restaurateurs Tereza Hlinková et Jiří Hlinka. Mais il y aussi toute une série de tapis de la collection réunie par Karel Čapek et même les meubles de son cabinet de travail. Les visiteurs peuvent même voir le tapis qui marie le cintamani aux motifs d’oiseaux, objet qui n’existait initialement pas parce qu’il est né dans la fantaisie de Karel Čapek mais qui a ensuite été spécialement fabriqué pour les besoins du film tiré de la nouvelle.Un brin d’amertume et beaucoup d’humour
L’écrivain, qui n’a pas fait l’acquisition de l’objet qu’il rêvait d’ajouter à sa collection, a finalement réussi à transformer sa déception en une œuvre littéraire, en une nouvelle dans laquelle il a mis un brin d’amertume et beaucoup d’humour. Je ne vous dirai pas quel est le dénouement de l’aventure du docteur Vitásek, héros de la nouvelle qui, désespéré, décide de voler l’objet de sa passion. Vous pouvez le découvrir vous-mêmes car le conte Le cintamani aux oiseaux fait partie du livre Contes d’une poche et d’une autre poche traduit du tchèque par Barbora Faure et Maryse Poulette, publié récemment par les éditions du Sonneur en France.