Les robots de Karel Čapek sont de retour… en bande dessinée
Et si les hommes inventaient une technologie qui se retournerait contre eux et finirait par les exterminer ? C’est cette question que devait se poser Karel Čapek et qui lui a inspiré sa célèbre pièce de théâtre R.U.R. Un siècle s’est écoulé depuis la première de la pièce et cette question reste toujours d’actualité. Cent ans plus tard, la pièce a été adaptée en bande dessinée par la jeune dessinatrice Kateřina Čupová (1992). Traduite par Benoît Meunier, la BD est récemment sortie en version française aux éditions Glenat sous le titre R. U. R. Le soulèvement des robots.
De nouveaux esclaves infatigables et obéissants
La compagnie R. U. R. - Rossum’s Universal Robots fabrique d’innombrables créatures artificielles appelés robots. Ces humanoïdes qui ressemblent aux hommes comme deux gouttes d’eau, ne sont cependant que des mécanismes hautement sophistiqués. Ils ne pensent pas, ils ne sentent rien et obéissent sans broncher aux ordres des hommes. Evidemment, ces nouveaux esclaves infatigables sont un produit lucratif qu’on s’arrache et qui est exporté dans le monde entier. C’est ce que nous apprenons au début de la pièce de Karel Čapek. En l’adaptant en bande dessinée, Kateřina Čupová visait surtout les lecteurs d’une tranche d’âge bien définie :
« La bande dessinée R.U.R a été conçue pour la catégorie des lecteurs à partir de 12 ans parce que je n’ai pratiquement pas changé l’action de la pièce. Ce n’est pas tellement à cause de la violence du récit qu’il ne faudrait pas le présenter aux enfants, mais c’est un récit très compliqué et philosophique et je ne sais pas si cela pourrait intéresser un public encore plus jeune. »
Faire comprendre la pièce aux jeunes lecteurs
Les hommes confient volontiers toutes les activités désagréables à ces robots obéissants qui travaillent dans les usines, labourent la terre et se battent sur les champs de bataille, et la civilisation humaine se transforme, s’affaiblit et se dégrade. Il semble que rien ne puisse empêcher le triomphe commercial de la compagnie R.U.R. A ce moment arrive dans la centrale de la société une jeune femme. Elle s’appelle Hélène Glory, elle est belle, séduisante et altruiste et elle espère inciter les robots à se révolter contre cette exploitation inhumaine. Elle ne sait pas encore qu’elle épousera Harry Domin, directeur des entreprises R.U.R., qu’elle passera le reste de ses jours dans la centrale de la compagnie et qu’elle sera la cause involontaire d’une catastrophe planétaire.
Kateřina Čupová avait lu cette pièce dans son enfance mais, en se lançant dans le projet d’adaptation, elle s’est rendu vite compte qu’il ne serait pas facile de présenter et de faire comprendre ce sujet dramatique aux jeunes lecteurs d’aujourd’hui :
« Une de mes intentions était certainement de rapprocher cette histoire des lecteurs âgés d’environ 15 ans. Quant à moi, c’était ma lecture préférée déjà à l’école élémentaire mais je me rendais compte qu’il n’était pas facile pour les enfants de lire un texte sous forme d’une pièce de théâtre. Sous forme de bande dessinée c’est beaucoup plus abordable pour les jeunes lecteurs. »
L’homme et la vérité
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Les robots envahissent progressivement le monde et les hommes oisifs et engourdis par leur passivité n’arrivent plus à se passer d’eux. On ne sait pas qu’Hélène a réussi à convaincre le docteur Gall, membre de l’équipe de chercheurs des entreprises R.U.R., qu’il faut insuffler secrètement des sentiments humains à ces créatures artificielles. Les robots commencent donc à souffrir, à résister et à se révolter contre l’homme, leur principal ennemi. Ils sont forts, violents et sans scrupules et ils finissent par noyer l’humanité entière dans le sang.
A l’issue de la Première Guerre mondiale où d’innombrables victimes ont été massacrées par de nouveaux moyens techniques, où les nouvelles technologies ont été utilisées pour semer la mort, Karel Čapek se demande et nous demande :
« Sommes-nous assez mûrs, assez responsables, assez éclairés pour pouvoir disposer de tels moyens techniques ? »
Cependant, ce n’est qu’une des nombreuses questions que le drame R.U.R. pose aux lecteurs et qui sont de plus en plus actuelles. Kateřina Čupová a trouvé dans la pièce un autre aspect spécial qui l’intéressait :
« Dans la pièce, j’ai surtout été attirée par le thème du rapport de l’homme à la vérité. Ce qui m’intéressait surtout, c’était le thème de la perception des technologies. Les gens perçoivent les technologies comme des phénomènes importants qui ne sont pas faciles à déchiffrer et sur lesquels on peut changer d’avis. Et j’étais captivée par la façon dont ce thème est traité dans la pièce où il y a plusieurs personnages qui tous, ont un avis différent sur ce problème. »
Des dessins très stylisés
Pour traduire par les images la pièce de Karel Čapek, Kateřina Čupová a choisi un dessin simple et presque caricatural. Elle prête beaucoup d’attention aux détails, ses dessins sont en général de dimensions modérées mais lorsqu’elle désire par exemple représenter la démesure des usines R.U.R., elle n’hésite pas à couvrir par un seul dessin deux pages d’un livre de grand format. Les couleurs souvent crues et violentes lui servent à accentuer le caractère dramatique de certains épisodes du livre. Elle a choisi une méthode qui convient le mieux à son talent :
« En bande dessinée, plus vous stylisez et simplifiez vos personnages, plus il est facile de les dessiner dans différentes positions. Et si vous réussissez à bien dessiner et à bien présenter vos personnages, le lecteur le lira moins comme un dessin et plus comme un signe. Ce que j’apprécie dans la bande dessinée, c’est qu’en la lisant le lecteur perçoit à la fois ce qui est dessiné et ce qui est écrit et cesse de distinguer le dessin et le texte. Si vous créez un dessin très stylisé, vous réussissez à le dessiner bien et c’est bien aussi pour le lecteur. Il arrivera mieux à se glisser dans la peau des personnages, il n’est pas perturbé par un réalisme trop poussé et n’est pas obligé de s’arrêter pour saisir les passages trop complexes. »
Astérix, Tintin et le manga
Kateřina Čupová n’est pas de ceux qui racontent des histoires mot à mot. Parfois elle ne montre pas les personnages du drame, elle ne fait que suggérer ce qui se passe par un détail caractéristique, par un brin de dialogue, elle incite le lecteur à activer son imagination. Son style assez particulier lui a permis de s’établir solidement parmi les auteurs tchèques de BD. A l’âge de trente ans, la dessinatrice est déjà lauréate du prix Muriel qui distingue les meilleures bandes dessinées tchèques et il semble que les inspirations ne lui manquent pas :
« Je pense que je suis toujours inspirée par la bande dessinée japonaise, le manga. Pourtant mes premières BD préférées étaient Astérix et Tintin, donc des BD comiques françaises et belges, et je crois que cela se voit encore aujourd’hui dans ce que je fais. J’aime les BD japonaises parce que le dessin japonais prend souvent le caractère du signe. Souvent ces BD sont en noir et blanc et on ne se rend presque pas compte de ce qui est dessin et de ce qui est texte. Je préfère plutôt les mangas plus anciens, mais j’aime pratiquement toute la scène japonaise et c’est toujours une grande source d’inspiration pour moi. »
Les robots dans notre vie
A l’époque où l’intelligence artificielle se glisse dans nos vies, où nous avons déjà cédé une grande partie de nos activités mentales à nos ordinateurs et à nos téléphones portables, notre rapport vis-à-vis des technologies devient un thème encore plus brûlant. Les robots sous des formes les plus diverses sont déjà entrés dans nos vies et nous apprenons à vivre avec eux. Serons-nous capables de garder notre autonomie humaine dans un monde robotisé ? Seront-nous assez clairvoyants pour ne pas faire les mêmes erreurs que les personnages de la pièce de Karel Čapek ? La bande dessinée de Kateřina Čupová pourrait amener les jeunes lecteurs à se pencher dès maintenant sur ces questions.