Histoire de l’IVG : la République tchèque, un pays en avance ?
Alors que l’Irlande et l’Argentine viennent seulement de légaliser le recours à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), les Tchèques ont été des précurseurs en la matière. En effet, les premières lois datent des années 1950, tout en étant soumises à certaines conditions, alors que les pays d’Europe occidentale comme la France ont attendu au minimum les années 1970 pour se pencher sur le sujet. Toutefois, c’est seulement en 1986 que l’avortement a été pleinement autorisé en Tchécoslovaquie. Radio Prague a cherché à en savoir plus sur cette histoire singulière.
« Je pense qu’il y avait l’idée que, quand les familles ne seraient plus pauvres, il n’y aurait plus autant d’avortements. Il y avait aussi l’idée que de toute façon, il y avait des avortements, et qu’avec la légalisation, leur nombre ne changerait pas vraiment. Il est aussi très important de réaliser que la société communiste, et avant tout la société tchèque, plus que la société slovaque, n’était pas fondée sur le christianisme. Donc, on n’avait pas l’idée qu’on allait contre Dieu, qu’on faisait une erreur fondamentale ou qu’on allait vers des meurtres d’enfant. »
La construction d’un discours médical
Si la légalisation de l’IVG en pays tchèques n’a pas été aussi polémique que dans les pays de l’Ouest, c’est aussi parce que, comme le montre la sociologue tchèque Radka Dudová, elle n’a pas été portée par des mouvements féministes, mais par un discours médical. Les gynécologues souhaitaient diminuer le nombre d’avortements clandestins, qui étaient souvent meurtriers ou provoquaient une infertilité chez les femmes. Leur argument principal était donc qu’en légalisant l’IVG, les femmes ayant avorté pourraient plus tard accueillir un enfant dans de meilleures conditions.Suite à la décision de 1957, la composition des commissions, mais aussi la nature des raisons considérées comme valables pour pratiquer l’IVG changent au gré des réglementations du ministère de la Santé. Ainsi, en 1962 par exemple, les commissions passent de quatre à trois membres et les avortements pour cause médicales deviennent gratuits. Pour les autres raisons, le coût d’un avortement est dissuasif : 2 000 à 8 000 couronnes, alors que le salaire moyen est à l’époque d’environ 1 400 couronnes par mois.
Bien loin du militantisme de l’Ouest
Entre la fin des années 1960 et les années 1970, alors que les pays de l’Ouest voient émerger une vague de mouvements féministes en faveur d’une légalisation de l’avortement, la Tchécoslovaquie y reste relativement hermétique. Johanna Nejedlová explique ce manque de mobilisation :
« A l’Ouest, les femmes se sont battues, cela entrait dans le cadre de mouvements féministes qui ont lutté pour différents droits des femmes. En pays tchèques, les femmes ont obtenu la plupart de ces droits sans avoir à se mobiliser réellement. C’était une chose liée au régime communiste. Les femmes, et la société toute entière, n’étaient pas très actives politiquement, parce que cela n’était pas possible. Donc elles s’intéressaient peu à leurs droits et, au regard du fait que ces avortements étaient autorisés dans la majorité des cas, elles n’avaient pas un besoin fondamental de se battre de façon audible sur les dispositions de cette législation. »A cette époque, les Tchèques doivent surtout faire face aux suites de l’écrasement du Printemps de Prague, à l’occupation soviétique qui s’ensuit et à la période dite de normalisation. En 1973, des recommandations sont faites aux commissions chargées de l’autorisation de l’IVG pour en limiter l’accès. Elle est aussi interdite aux femmes étrangères n’ayant pas de permis de séjour de longue durée. Le climat de suspicion et de répression policière pousse une partie des Tchécoslovaques à se replier sur la sphère familiale, qui constitue l’un des rares espaces de liberté encore disponible. Des mesures en faveur des familles sont prises au même moment, notamment avec les réformes du président Gustav Husák, qui viennent renforcer le phénomène. Zdeňka Rybová raconte :
« C’était presque amusant parce qu’on donnait des allocations pour toutes les choses normales, rationnelles, pour tous les besoins courants d’un enfant. C’était une bonne nouvelle pour les jeunes familles qui souhaitaient avoir un enfant parce que, évidemment, accueillir un enfant veut souvent dire qu’on perd un salaire. »
Tandis que le nombre de naissances explose, le taux d’avortement accuse seulement une légère baisse, pour repartir à la hausse presque aussi tôt. Ce n’est que dans les années 1980 que la question de la libéralisation de l’IVG émerge à nouveau.
Les années 1980 : l’émergence d’une nouvelle contestation
En effet, à cette époque, une petite révolution s’opère : une nouvelle technique d’avortement par aspiration de l’embryon se développe. Les gynécologues protestent une nouvelle fois, car ils ne peuvent pas appliquer cette méthode, qui comporte beaucoup moins de risque pour les femmes, en raison de la lenteur des commissions pour prendre leur décision.En 1986, le gouvernement supprime donc les commissions, et donne le droit aux femmes de terminer une grossesse, sans avoir à justifier cette requête. La décision de 1986 entraîne une brusque multiplication du nombre d’IVG l’année suivante, lorsque la loi entre en vigueur. Or, le nombre d’enfants par femme a aussi diminué rigoureusement dans les années 1980, au point qu’à la fin de la décennie, il est presque au même niveau que le nombre d’IVG.
Ce n’est qu’après la révolution de Velours que la situation change. Alors que la contraception était jusque-là rare et souvent inefficace, des informations sur l’éducation sexuelle sont diffusées largement, faisant ainsi chuter le nombre d’avortements de moitié en cinq ans. Selon Zdeňka Rybová, ce n’est pas la seule raison à cette baisse :
« La baisse des avortements après la révolution de Velours est grandement liée au fait que nous nous sommes retrouvés dans une société totalement différente de celle dans laquelle nous vivions à l’époque du communisme. Donc, dans une certaine mesure, c’était lié au fait que les jeunes gens n’étaient pas motivés à fonder une famille, à trouver un partenaire, et ils restaient plutôt dans un mode de vie célibataire. »
Aujourd’hui, le nombre d’IVG en République tchèque ne cesse de diminuer : on en comptait 20 300 en 2016, ce qui est le taux le plus bas depuis son autorisation en 1957. Des protestations existent toujours contre le droit d’avorter, notamment de la part du Mouvement pour la vie, mais dans le système parlementaire tchèque, basé sur des coalitions, il apparaît compliqué d’aborder ce sujet qui transcende les simples divisions partisanes. Pour les mêmes raisons, il apparaît aussi difficile de faire évoluer le droit à l’IVG vers plus d’ouverture, notamment pour les femmes résidant en République tchèque mais ne disposant pas d’un permis de séjour de longue durée, qui ne peuvent aujourd’hui pas avorter dans le pays.