Des centaines de Polonaises viennent en République tchèque pour avorter
Suite au durcissement des lois sur l’interruption de grossesse en Pologne il y a un an, le nombre de femmes qui se rendent en République tchèque pour pouvoir avorter en sécurité s’est multiplié. Cependant, de ce côté de la frontière aussi, il existe toujours un vide juridique.
Le 22 septembre dernier, Izabela, une Polonaise de 30 ans enceinte d’un fœtus malformé, est décédée d’un choc septique. Sa vie aurait pourtant pu être sauvée si les médecins avaient pratiqué un avortement. Cependant, depuis 2020, la loi polonaise ne l’autorise plus qu’en cas de viol, d’inceste et de danger pour la vie de la mère. Un principe dont n’a manifestement pas bénéficié Izabela. Les dommages mortels pour le fœtus ne sont pas reconnus, de sorte que les femmes doivent accoucher même en sachant que leur enfant sera mort-né ou aura de graves problèmes congénitaux.
Les dommages causés au fœtus étaient la principale raison pour laquelle les femmes avortaient, jusqu’à ce que le Tribunal constitutionnel polonais approuve le durcissement de la loi à l’automne 2020. Depuis lors, les manifestations massives d’opposition à cette loi n’ont jamais cessé. Il en va de même pour les voyages dans les pays voisins afin de se faire avorter.
Il existe plusieurs associations en République tchèque, de plus en plus professionnalisées, qui aident les Polonaises dans cette situation. Ciocia Czesia (Tante tchèque) est l’une de celles apparues précisément lors des manifestations d’il y a un an. La fondatrice de l’association, Katarzyna Byrtek, une Polonaise qui vit en République tchèque depuis 15 ans, explique en quoi consiste l’aide apportée :
« Cela dépend de la situation. Si elles ont seulement besoin d’informations, nous les leur donnons. Si elles ont besoin d’aide pour trouver des moyens de transports ou des endroits où se loger, nous les aidons à le faire. La plupart d’entre elles vont à Ostrava et dans les environs. Nous connaissons des hôpitaux là-bas qui n’ont aucun problème à aider les personnes sans résidence permanente en République tchèque. »
A la différence d’autres pays européens, la région de Moravie-Silésie est géographiquement mais aussi linguistiquement plus proche des femmes polonaises, ce qui compte aussi dans une situation aussi stressante.
Au cours de l’année d’existence de Ciocia Czesia, quelque 700 femmes ont sollicité l’aide de la dizaine de bénévoles qui travaillent pour l’organisation. En plus des informations pratiques sur la manière d’obtenir la pilule du lendemain en République tchèque, ou sur l’endroit où se rendre pour avorter, ils offrent également un soutien juridique ou même financier à celles qui en ont besoin pour une opération qui coûte environ 450 euros.
Selon une autre bénévole de l’association, Marta Machałowska, ils rencontrent par exemple des cas de femmes qui doivent traverser la frontière avec leurs trois enfants et subir l’opération sans que leur entourage ne le sache, car l’avortement est non seulement illégal, mais aussi tabou dans la société polonaise. En outre, le gouvernement polonais peut suivre les femmes grâce à son registre des femmes enceintes.
Cependant les problèmes juridiques ne s’arrêtent pas à la frontière. En République tchèque, la situation est assez confuse. L’Ordre des médecins interdit à ses membres de pratiquer des avortements sur des ressortissantes étrangères sans résidence permanente dans le pays, en référence à la loi tchèque en la matière, qui date de 1986. Toutefois, le ministère de la Santé a précisé, en 2016, que toutes les femmes des Etats membres de l’Union européenne avaient le droit d’interrompre légalement leur grossesse dans le pays, même si c’est la seule raison de leur séjour en République tchèque, grâce aux accords internationaux dont l’Etat est signataire.
La même position est soutenue par le bureau du médiateur de la République (ombudsman). Comme le rapporte l’hebdomadaire Respekt, le médiateur actuel Stanislav Křeček a envoyé en novembre une lettre au président de l’Ordre tchèque des médecins, Milan Kubek, pour souligner qu’il jugeait très improbable qu’une action en justice puisse être engagée contre les médecins qui pratiquent des avortements sur des étrangères de l’Union Européenne, compte tenu de l’interprétation de la loi par le ministère de la Santé lui-même.
Selon Milan Kubek, ce n’est pas que l’Ordre des médecins ne soit pas favorable au fait que des femmes étrangères puissent venir avorter en Tchéquie, mais elle estime plutôt qu’il faut réformer la loi de 1986 afin qu’il soit absolument clair pour les praticiens qu’ils ne seront en aucun cas poursuivis.
Quoi qu’il en soit, la position de l’Ordre des médecins fait que de nombreux centres de santé refusent d’accueillir les femmes étrangères qui souhaitent interrompre leur grossesse dans le pays. Ciocia Czesia collabore avec quatre cliniques du pays qui n’ont pas de réticences à le faire, même si elle admet qu’elle aimerait pouvoir compter sur davantage d’établissements médicaux.
Les cliniques ne veulent pas de publicité à ce sujet, car elles redoutent d’éventuelles conséquences ; c’est pourquoi il est également difficile d’accéder aux données statistiques. Ciocia Czesia, qui n’interroge pas les femmes dont elle s’occupe et ne collecte aucune donnée sur le sujet, constate seulement qu’en mai, elle a répondu à une quarantaine de femmes qui leur demandaient de l’aide et qu’en septembre, ce nombre était deux fois plus élevé.
Dans le même temps, les espoirs d’une amélioration de la situation des femmes souhaitant avorter en Pologne s’amenuisent, selon Katarzyna Byrtek.
« Malheureusement, je ne pense pas, parce que même si les protestations durent depuis un an maintenant et sont massives, non seulement à Varsovie mais dans de nombreuses villes, rien n’a changé. Donc je crains que le gouvernement polonais n’agisse plus en faveur de la démocratie et de ce que le peuple veut. Selon les sondages, entre 70% et 80% des Polonais sont contre le renforcement des mesures adoptées il y a un an. Tout ce qui s’est passé n’est donc en aucun cas le résultat de la volonté du peuple. »
Le Sejm, la Chambre basse polonaise, a reçu ce mois-ci une proposition de loi visant à interdire totalement l’avortement, même dans les trois cas actuellement autorisés. Une proposition que les députés ont cette fois rejetée. Cependant, dans la pratique, comme le critiquent les associations, les médecins polonais craignent d’être poursuivis même dans les cas autorisés par la loi.
Il est intéressant de noter que curieusement, jusqu’aux années 1990, la Pologne communiste avait une loi relativement libérale en matière d’avortement et que même les Suédoises s’y rendaient pour avorter.