Prague transformée en un grand bazar à touristes
Une ville convertie en une entreprise touristique. C’est dans cette ville ressemblant à s’y méprendre à Prague, que l’écrivain Benoît Duteurtre a situé son roman La Cité heureuse. Le livre paru en français en 2007 a été récemment traduit en tchèque et publié par la maison d’éditions Atlantis. Benoît Duteurtre a bien voulu présenter son roman au micro de Radio Prague.
Les dessous de la Cité heureuse
Quelle est la place de votre roman La cité heureuse dans l'ensemble de votre œuvre ? Apporte-t-il un thème nouveau ou développe-t-il les thèmes qui vous intéressent depuis longtemps ?
« Pour ce qui est de la forme, c’est un livre un peu nouveau pour moi parce que c’est un livre très sophistiqué avec plusieurs histoires qui s’entremêlent. Ça fait suite à un précédent roman qui a été d’ailleurs aussi traduit en République tchèque et qui s’appelle La petite fille à la cigarette, où je m’étais lancé dans la fiction, dans l’anticipation, alors qu’auparavant, j’écrivais des romans plus intimistes. Et là, avec La Cité heureuse, j’ai voulu pousser plus loin l’expérience, puisqu’il y a à la fois de l’anticipation et en plus à l’intérieur du roman des fantaisies un peu étranges, des personnages semi-réels, donc c’est vraiment le livre où j’ai poussé le plus loin ce jeu, je dirais, au-delà du réalisme. Et en même temps, il y a des thèmes qui étaient déjà présents dans tout ce que j’ai écrit, c’est-à-dire la ‘touristification’ du monde, le règne de l’entreprise, l’ordre totalitaire de la modernité, de la postmodernité. Donc, c’est le mélange des deux, vous voyez… »Comment présenter votre roman à ceux qui ne l’ont pas lu ? Serait-il possible d’évoquer sommairement son sujet ?
« Oui, enfin l’idée de départ est toute simple. Moi, j’aime bien partir d’une idée simple surtout dans les livres où il y a un peu de fantaisie. Donc l’idée c’est tout simplement qu’une ville est transformée en une entreprise. Je ne sais pas comment c’est chez vous, mais en France, vous savez, la religion de l’entreprise c’est développée d’une façon effrayante depuis trente ans, au détriment d’autres formes d’économie. Et donc on peut imaginer que tout devienne entreprise, que tout soit libéralisé. Là, c’est la ville elle-même qui devient une entreprise touristique, puisque c’est une ville ancienne. Et donc tous les habitants deviennent les employés de l’entreprise qui jouent leurs rôles au sein de ce grand complexe touristique dont je dois dire qu’il est inspiré un peu de Paris, un peu de Venise mais beaucoup de Prague. »
Un ancien contestataire qui se résigne
Comment caractériser le scénariste qui est le personnage principal de votre livre ? Les pressions auxquelles il doit faire face et les vicissitudes de sa vie, reflètent-elles vos propres expériences ?
« Oui, c’est effectivement le personnage principal, le narrateur, quelqu’un qui me ressemble bien, mais qui vit dans cette ville et qui a été d’abord un contestataire contre cette montée en puissance du capitalisme d’entreprise. Il a lutté quand sa ville devait se transformer en entreprise touristique et puis, finalement, il s’est résigné et s’est replié sur son travail qui consiste à écrire des fictions, des scénarios pour la télévision. Et il a fini par penser qu’on ne pouvait pas lutter contre le mouvement du monde. L’histoire du livre est à la fois le dérèglement de cette ville touristique et aussi le dérèglement de la vie de mon héros dont le confort relatif s’effondre peu à peu à la suite de divers désagréments professionnels et physiques. Et dans le même temps, on voit cette grande ville touristique flamboyante qui se dégrade de tous les côtés puisqu’il faut faire des économies, etc., etc. Voilà, dans ce livre il y a cette double déchéance de l’homme qui vieillit et d’une espèce de rêve social qui se délite. »Le centre de Prague transformée en entreprise touristique
Passons à Prague qui a joué un rôle dans la gestation de votre livre ? Quel a été ce rôle et pourquoi Prague ?
« Pourquoi Prague ? C’est surtout parce que je suis pas mal allé à Prague dans une période, j’ai la chance d’avoir plusieurs livres traduits en tchèque, j’y ai des attaches personnelles, j’ai été invité à plusieurs reprises. Dans mes premières visites, j’étais quand même un peu effrayé par cette densité du tourisme et cette transformation de tout le centre-ville en un grand bazar à touristes où au fond, comme dans mon roman, tous les habitants sont plus au moins des employés du commerce touristique. Comme je dis, ça existe aussi à Venise ou même à Paris, mais là il y avait une concentration dans la Vieille-Ville ou autour du Pont Charles qu’on reconnaît dans mon livre, avec cette foule massée en dessous et sur le pont, qui le traverse, qui vient de se distraire pour le week-end et qui repart.
Voilà, ça aurait pu être aussi Cracovie et d’autres villes comme ça, il n’y en a pas mal en Europe mais, dans ma tête, les images qui me sont venues étaient celles de Prague. Et puis j’aimais bien l’idée que le narrateur a connu aussi un ancien monde, un régime totalitaire, qui n’était certes pas très joyeux, et qu’il arrive finalement à avoir une certaine nostalgie de sa jeunesse rebelle dans ce pays où il a grandi. Là aussi c’est un modèle d’un ancien pays communiste, si vous voulez. »Le phénomène que vous décrivez dans votre roman et que nous pouvons appeler la privatisation d’une ville est-elle une chose possible ? Et peut-on privatiser aussi la vie et les pensées de ses habitants ?
« C’est une entreprise de contrôle qui s’exerce à l’intérieur du roman, puisque mon personnage qui a pour métier d’écrire des scénarios de comédies a tendance à se moquer beaucoup du monde moderne. Alors il écrit un scénario sur une histoire de famille gaie recomposée, il écrit un scénario sur le multiculturalisme, sur les gens qui s’affrontent à cause de leur religion ou de leur origine, etc. Il traite tout ça sur un mode comique et finalement la compagnie de télévision qui l’embauche, qui l’emploie, voit d’un assez mauvais œil cette façon de se moquer du nouveau monde et il finira par être licencié puis qu’on ne se moque pas comme ça du monde nouveau … »
Le monde ‘touristifié’
Qu’est-ce que votre roman ? Une utopie, une dystopie, une satire des mœurs dans un monde régi par les intérêts financiers où les vieilles valeurs s’effondrent, ou peut-être un appel à la vigilance face aux forces qui cherchent à nous uniformiser, à nous apprivoiser, à nous priver de notre dignité humaine ?« Oui, bien sûr. Je crois que tous mes livres sont un peu des appels à la vigilance mais en même temps sur un mode parfois drôle ou satirique. J’aime bien effectivement, et je dirais que c’est même un des rôles du romancier, de mettre la lumière sur les choses qui sont tout autour de nous et qu’on ne voit pas forcément parce qu’elles deviennent banales. Il y a beaucoup de façons de mettre en lumière ces folies du présent et qui peuvent entraîner même une prise de conscience, en tout cas même à travers le divertissement et le rire. On peut les montrer sur le mode réaliste mais aussi sur le mode de l’exagération, ce que j’appelle l’anticipation légère. C’est-à-dire, tout ce que je raconte dans ce livre, existe déjà mais simplement j’exagère un tout petit peu, je le concentre dans une seule histoire et tout à coup on voit que le monde dans lequel nous sommes, est un monde fou.
Oui, bien sûr, c’est fait pour inviter le lecteur à réfléchir un peu. D’ailleurs le livre est ponctué par les réflexions du narrateur qui tient une espèce de journal de son évolution intellectuelle, de sa résignation, de sa révolte, etc. En même temps dans ce livre qui est un peu sombre par rapports à d’autres livres que j’ai écrits, il y a aussi la question de la déchéance physique du personnage qui s’ajoute et qui en même temps relativise bizarrement l’horreur du monde qui l’entoure. »
La littérature peut nous inviter à nous rebeller
Peut-on considérer votre roman aussi comme un appel à la recherche d'une nouvelle identité dans un monde qui n'est plus ce qu'il a été ?
« Je ne sais pas s’il y a un appel … »
Peut-être une invitation ou une impulsion …
« Oui, bien sûr, parce que ce monde ‘touristifié’, ce monde privatisé, ce n’est pas un monde que j’aime. Alors je ne peux pas simplement me contenter d’en rire et de m’en satisfaire, comme, plus ou moins, mon principal personnage au début du livre. Il faut essayer de résister, de lutter, même si c’est de plus en plus difficile puisque cette entreprise de privatisation du monde est une entreprise mondiale, et elle est très difficile à vaincre. Mais la littérature, le cinéma et ce genre de modes de narration peuvent nous inviter à nous rebeller. »
Quand la réalité dépasse l’anticipation littéraire
Vous avez écrit et publié votre livre en 2007 comme une sorte de roman d'anticipation. L’évolution de la dernière décennie a-t-elle confirmé votre vision de l’avenir ?
« En tout cas pour ce qui est de Paris où je vis, où j’habite, ça l’a plus que confirmé. A Prague ça m’avait frappé, parce que la ville est moins grande et les quartiers touristiques sont assez concentrés. Donc, ce phénomène était très impressionnant pour moi déjà au début des années 2000. Alors qu’à Paris, qui est une ville plus étendue, plus peuplée, la chose était plus noyée. Mais aujourd’hui pour moi qui vis au centre de Paris, près de Notre-Dame, l’accélération de cette transformation est effrayante. Par exemple, dans ma rue à Paris, toutes les boutiques qui était autrefois une boulangerie, une charcuterie, une pharmacie, sont toute devenues des boutiques de souvenirs pour touristes. Et la Place de l’Hôtel-de-ville devient une place d’animation permanente pour les touristes et pour la distraction pendant le week-end, etc. Il y a donc une véritable transformation de Paris et je pense que ça va encore s’aggraver avec l’approche des Jeux olympiques et la ville se transformera en une espèce de base de loisirs et de tourisme à destination de la clientèle du monde entier. Et les Parisiens n’ont qu’à se débrouiller. »Si vous écriviez ce roman aujourd’hui, serait-il très différent de sa première version ?
« Non, je ne pense pas. Je pense que je retravaillerais encore certaines choses. J’ai toujours tendance à reprendre, à réduire… D’ailleurs je dois préciser que l’édition tchèque parue chez Atlantis est légèrement retravaillée par rapport à l’édition française, parce que c’est un livre que j’avais écrit avec un certain plaisir, une certaine jubilation d’improvisation. Et peut-être que je l’ai terminé un petit peu vite dans l’édition française, et après j’ai vu des choses que je voulais perfectionner. Je pense que dans l’édition tchèque le livre est plus abouti que dans l’édition française. C’est pour la première fois que j’ai fait ça. »