« Je suis en train d’écrire un livre sur les fatwas les plus débiles »
Zineb El Rhazoui, journaliste franco-marocaine, fait partie des rescapés de l’attentat qui a visé la rédaction de Charlie Hebdo en janvier 2015 à Paris. Elle vit aujourd’hui sous protection policière. Le documentaire « Rien n’est pardonné », réalisé par Vincent Coen et Guillaume Vandenberghe, suit le parcours de la jeune femme, depuis son engagement dans le Printemps arabe marocain en 2011 jusqu’à la naissance de son enfant en passant par les attentats de Charlie Hebdo. A l’occasion du festival du film documentaire sur les droits de l’homme One World à Prague, dans le cadre duquel le documentaire a été présenté au public tchèque, Radio Prague s’est entretenu avec Zineb El Rhazoui et Vincent Coen. Ils nous racontent la genèse du film.
« Le film raconte l’histoire d’une femme militante qui est devenue militante parce que c’est une femme »
Quand avez-vous choisi d’arrêter le tournage ?
V.C : « Dès la première rencontre avec Zineb, nous avons très vite parlé du désir d’avoir des enfants. Nous sentions qu’elle avait ce désir mais qu’elle se posait des questions. Notamment si elle voulait faire un enfant au Maroc. Ce film raconte l’histoire d’une femme militante qui est devenue militante parce que c’est une femme. Nous avons pensé qu’il serait logique que la naissance de son enfant close le récit. »
Zineb El Rhazoui, vivez-vous encore du journalisme aujourd’hui ?
Zineb El Rhazoui : « Non, je ne vis plus du journalisme. J’ai officiellement quitté Charlie Hebdo le 3 janvier 2017, mais je n’y avais déjà plus écrit la moindre ligne depuis quelques mois. Je fais partie du lot des survivants de Charlie Hebdo qui ont pris la sortie peu de temps après les attentats. Je l’ai fait pour des raisons de désaccord interne, de changements à la fois de direction et très subtilement de ligne éditoriale. Ma spécialité était le reportage à Charlie Hebdo. Quand on est entouré de gardes du corps (suite à des menaces de l’Etat islamique, elle est considérée comme la femme la plus protégée de France, ndlr), c’est très difficile de se rendre, en tant que journaliste, dans des milieux qui ont un problème avec l’Etat, avec le système ou avec la police même. Techniquement ce n’était plus possible de faire de l’actualité. Je me considère toujours comme journaliste, c’est ma vocation. Mais je pratique le journalisme autrement, sur une périodicité beaucoup plus longue. J’écris des livres et je vis surtout de mon travail d’auteur. »Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez ?
Z.E.R : « Mon projet d’écriture actuel est un livre que je devrais sortir aux éditions du Cherche midi. J’avais eu l’idée de ce livre avec Charb et je veux le sortir en son hommage. L’idée était de faire un recueil des fatwas (dans l’islam, un avis juridique donné par un spécialiste de la loi islamique sur une question particulière, ndlr) les plus débiles. Il y a énormément de fatwas, d’abord sur le sexe, puis sur un tas de sujets divers. Il y a des fatwas qui interdisent le papier peint ou le métier de coiffeur. Ce sera un livre dans le style humoristique de Charlie Hebdo. »
« En tant qu’employés de Charlie Hebdo, nous refusions que quiconque s’enrichisse parce que nos camarades avaient été tués »
Vous avez quitté Charlie Hebdo pour des différends vis-à-vis de la ligne éditoriale. Quels étaient-ils ?Z.E.R : « Après les attentats de Charlie Hebdo, il n’y avait plus que deux actionnaires au lieu de cinq. C’était le résultat du hasard des balles, seuls ces deux-là ont été épargnés par cette tuerie. Ils ont refusé par la suite d’ouvrir le capital, alors que c’était un besoin urgent pour des raisons de démocratie et de reconnaissance du drame que venait de vivre la rédaction. Mais ce qui s’est passé à Charlie, c’est ce qui arrive quand il y a une très grande concentration d’argent et de pouvoir entre très peu de mains. Nous sommes passés d’un statut de journal indigent, en faillite, à celui de rédaction probablement la plus riche de France. Nous, en tant qu’employés de Charlie Hebdo, nous refusions que quiconque s’enrichisse, même en tant qu’actionnaire, parce que nos camarades avaient été tués. Pour nous, c’était l’argent du sang et cet argent-là ne devait en aucun cas être considéré comme un retour sur investissement des actionnaires de Charlie Hebdo. »
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur le journal Charlie Hebdo ?
Z.E.R : « Je ‘suis’ toujours et je serai éternellement Charlie. Je ‘suis’ toujours Charlie parce que j’ai conservé le sens de l’humour malgré tout ce qui se passe. J’ai aussi beaucoup appris à Charlie et je porterai toujours l’esprit de l’irrévérence et de la satire. Mais je ne suis plus Charlie Hebdo en tant qu’entreprise. Je ne fais plus partie de cette équipe, j’espère néanmoins que cette tradition de la caricature, de l’humour et de la satire dans le journalisme français, qui est une tradition très ancienne, continuera à être portée par Charlie ou par d’autres. »
Dans le film, vous dites ressentir une épée de Damoclès au-dessus de vous. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?
Z.E.R : « Quand vous avez une fatwa, voire même plusieurs dans mon cas, qui vous condamne à mort et qui estime que c’est devenu un devoir pour tous les musulmans de m’éliminer physiquement, c’est évidemment une épée de Damoclès. Je ne peux pas me résoudre à la considérer comme quelque chose d’abstrait. Cette épée de Damoclès pesait aussi sur la tête de Charb. Il était aussi l’objet d’une fatwa. Al-Qaida avait mis un contrat de 250 000 dollars sur sa tête. C’était un sujet de blagues entre nous au journal. Nous en rigolions jusqu’au jour où l’on s’est rendu compte que ce n’était pas du tout une blague. »Comment analysez-vous la très relative avancée saoudienne pour le droit des femmes (droit de conduire, d’aller au stade par exemple) ?
Z.E.R : « Cela dépend de l’angle dans lequel je me place. Je suis évidemment ravie que ces pauvres femmes saoudiennes qui sont traitées comme des moins que rien, même pas comme des êtres humains, puissent avoir un peu plus de liberté. Je me réjouis qu’elles puissent conduire, aller au cinéma, écouter de la musique et même, ô grande avancée, faire du sport dans des salles qui ne sont évidemment réservées qu’aux femmes. Je suis contente à titre individuel pour toutes ces femmes. Mais, quand on me parle d’avancée majeure en termes de droits des femmes, j’ai envie de rire. Il faut voir d’où l’on vient. Elles sont toujours très inférieures au niveau du droit par rapport aux hommes. Malheureusement, cela ne concerne pas que les femmes saoudiennes. La majorité des pays de cette planète, notamment les pays musulmans, sont des pays où les femmes n’ont absolument pas les mêmes droits que les hommes. Moi qui suis une femme française et marocaine, lorsque je suis au Maroc je n’ai pas les mêmes droits que mes compatriotes masculins, et c’est absolument inadmissible. »
« Le harcèlement sexuel au Maroc est un sport national »
Le Maroc a-t-il été touché par la vague de dénonciations des agressions sexuelles (#metoo, #balancetonporc) ?
Z.E.R : « Le jour où les Marocaines se mettront à #metoo et #balancetonporc, cela leur prendra des siècles pour raconter tout ce par quoi elles sont passées. Le harcèlement sexuel au Maroc est un sport national. C’est une culture, plus généralement en Afrique du Nord mais de façon très particulière au Maroc. La drague est un dû et c’est un phénomène qui nous pourrit la vie au quotidien. Il y a d’ailleurs une vraie culture du viol, même sur le plan juridique. Lorsqu’une femme marocaine est victime d’un viol, le législateur ne la considère pas comme une victime mais plutôt comme une anomalie sociale qu’il convient de racheter par le mariage. Le violeur, devant le juge, a le choix entre épouser sa victime ou aller en prison. Evidemment il choisit le mariage. »On est donc encore très loin de #balancetonporc, mais y a-t-il une prise de conscience ?
Z.E.R : « Beaucoup de femmes marocaines sont des femmes remarquables et remarquablement libres dans leur tête, dans leur corps et dans leur esprit. Il y a des femmes qui dénoncent tout cela que ce soit dans le cinéma, dans l’art et dans la littérature. Mais aussi de temps en temps qui se retournent dans la rue pour mettre une bonne gifle au sale type qui vient de les traiter comme un morceau de viande. Malheureusement elles n’ont pas le soutien du système, de la police et du législateur. »
Avec le recul, comment considérez-vous aujourd’hui le Printemps arabe ? Le voyez-vous comme une avancée ou comme un mouvement qui n’a pas atteint ses objectifs ?
Z.E.R : « A bien des égards, le Printemps arabe n’a pas atteint ses objectifs car le mouvement n’a pas été soutenu. Il a représenté un mouvement de liberté spontanée. Je dois rappeler à chaque fois à quel point cela a été un élan fantastique avec une émulation, une énergie et une libération incroyables dans les rues des capitales arabes. Malheureusement, ces régimes-là ont tellement croupi pendant des années sous la dictature qu’il était difficile que cette jeunesse libre, libertaire et laïque, propose des solutions politiques. C’était une jeunesse qui n’était pas constituée politiquement. Les fruits politiques ont été raflés par ceux qui étaient tapis dans l’ombre et qui, eux, étaient organisés, à savoir les islamistes. Contrairement aux laïques, ils bénéficiaient du financement du Qatar et d’autres pays tandis que les jeunesses libertaires n’ont pas bénéficié du soutien des pays occidentaux. Pourtant ils sont censés être les alliés de cette jeunesse-là. Nous avons été laissés à l’abandon et pris en étau entre la dictature et les islamistes. Ces opportunistes ont cueilli les fruits de nos révolutions. »