Festival du film français : dans les pas de Gauguin à Tahiti avec le cinéaste Edouard Deluc
La 20e édition du Festival du film français s’achève ce mercredi à Prague. Parmi une sélection de plusieurs dizaines de films, les spectateurs pouvaient découvrir Gauguin - Voyage de Tahiti, le second long-métrage d’Edouard Deluc, cinéaste qui avait d’abord emmené son public en Argentine avec Mariage à Mendoza. Le réalisateur était dans la capitale tchèque pour présenter son biopic historique, une œuvre « franco-polynésienne » selon ses mots, et Radio Prague l’a rencontré :
« Je suis arrivé chez Gauguin par ses toiles dans un premier temps parce que j’étudiais aux beaux-arts. Mais ce qui m’a le plus fasciné ce sont ses écrits, notamment Noa Noa, qui est un livre que j’ai lu il y a très longtemps, c’est un carnet de voyages, un journal intime, un récit d’aventure, un brulot politique, c’est un livre très fort pour moi.
Je me suis toujours dis que j’en ferais un film. Finalement, je ne pensais pas le faire si vite, et puis les évènements se sont précipités donc je l’ai fait plus tôt que prévu, en même temps ça tombait pas mal parce que Vincent avait l’âge du rôle, donc je l’ai pris en charge plus tôt mais j’en suis très content. »
Quand on réalise un biopic, on se pose la question de montrer ou non toute la vie de la personne. En l’occurrence, vous choisissez de montrer uniquement le premier voyage de Paul Gauguin en Polynésie française, c’est lié à ce livre ?
« C’est même totalement ce livre : il l’écrit dans les six mois qui suivent son retour en France, pour raconter son expérience, pour parler de son travail, comme une sorte de courroie de transmission sur qui il est et sur le travail qu’il produit. Mais c’est un livre d’aventurier magnifique, et pour moi c’était clair qu’il y avait là, même s’il y a plein d’autres aspects de sa vie qui sont très intéressants, sur une période assez concentrée, des enjeux artistiques, intimes, et politiques très forts.
Notamment sur des enjeux de civilisations, avec la fin des Maoris, avec l’avènement de la société occidentale… Ce qui se jouait là et ce que cherchait Gauguin au travers de ses enjeux sociétaux, religieux, politiques, c’était quelque chose de très fort. »
Certains vous ont reproché de ne pas montrer suffisamment la société coloniale. Que répondez-vous à ces critiques ?
« En gros, je dirais que la société coloniale, je la filme si je veux (rire) ! Il se trouve que, très concrètement, je n’avais pas le budget pour. Il y a eu beaucoup de versions du scénario où les six premiers mois à Papeete étaient pris en charge, on y voyait sa rencontre avec les milieux coloniaux, et son dégoût qui en découlait et qui le poussait à partir plus loin à Matahea, puis plus loin encore dans la jungle.
Tout ça on l’avait écrit, on avait par exemple le personnage de l’instituteur qui apprend à des jeunes maoris les affluents de la Loire, et on voulait vraiment prendre en charge toute cette partie de l’histoire, mais pour des raisons économiques je n’ai pas pu reconstituer Papeete. Et au-delà de ça, je n’ai pas à me justifier, et si je ne veux pas filmer les milieux coloniaux, je ne les filme pas.Par contre, on ne peut pas reprocher au film, de n’avoir pas pris en charge le contexte colonial. Le film ne parle pas que de ça, mais tout de même : le mouvement de son héroïne qui grandit dans la jungle, et puis qui progressivement veut une robe blanche, aller à l’Eglise, s’affranchir, aller avec un popa’a (« roussi » en tahitien, désigne les étrangers, ndlr) … Tout ça raconte la fin des maoris. C’est pareil avec le voisin de Gauguin qui se met à sculpter un cours instant, il a le sentiment que la culture maorie va se ranimer, mais en fait non : il se retrouve à vendre des bibelots aux touristes. C’est notre façon d’avoir envisagé le contexte colonial, mais on ne peut pas dire qu’il est absent pour moi. »
Comment avez-vous construit le personnage de Gauguin avec Vincent Cassel ? Qu’est-ce que vous vouliez faire ressortir de ce personnage ?
« Ça s’est fait par touches : Vincent a lu le synopsis, puis à peu près toutes les versions du scénario. Et un jour, on lisait la 3e ou 4e version, et il commençait déjà à se mettre des situations en bouche, des mots… on commençait à travailler la matière.
Moi je suis allé voir Vincent parce que ça me semblait comme une évidence, il a à la fois un corps robuste, une certaine animalité, et à la fois un raffinement dans la pensée. Des choses assez proches de Gauguin finalement. Donc Vincent a fait un pas vers Gauguin, et moi un pas vers Vincent.
On l’a dessiné par touches, petit à petit, d’abord le costume, les fausses dents, puis le langage à la fois rustique et raffiné. Puis la première semaine, on est à l’épreuve du feu, et ça s’ajuste en jouant les scènes, et finalement ensemble on avance. »
Vous aviez tourné Mariage à Mendoza en Argentine, pourquoi aimez-vous ce thème du voyage ?
« Ca a sans doute à voir avec la vie de Gauguin et son envie de lointain. Maintenant, j’ai une femme et des enfants, et je suis un peu plus casanier et très heureux comme ça (rire) ! Mais même en famille on a le goût du voyage, de l’altérité, d’aller à la rencontre de l’autre…J’ai grandi en banlieue parisienne dans la Beauce, ce qui n’est pas très existant, et ce n’est pas un lieu de cinéma évident non plus. Je ne suis qu’un petit blanc de classe moyenne, qui avance gentiment à son rythme, donc ça manque peut-être un peu de drame ! Mais j’ai senti une envie d’aller filmer des paysages, d’aller loin, de se confronter à soi-même, à des langues qui changent, tout ça c’est fertile dans mon cinéma apparemment. »
Donc pas de voyage dans la Beauce prochainement ?
« Non mais il sera à Paris ! »
Comment avez-vous appréhendé la langue qui est parlée en Polynésie ?
« C’est du tahitien, du maohi exactement, une langue très belle, qui représente aussi pour moi une façon de voyager. Quand on lit les titres des œuvres de Gauguin, il y a déjà quelque chose de très beau dans cette langue. Et c’est incroyable de se dire qu’il y a 25 ans, l’apprentissage du tahitien était banni à l’école, parce que la France voulait bannir toute référence culturelle à ce qu’ils étaient pourtant.
La culture est revenue, et la transmission orale a beaucoup joué : aujourd’hui la plupart des Tahitiens parlent tahitien. Mais ce qui se joue dans le film, c’était il y a 130 ans, ils parlaient encore beaucoup, et même si on leur avait interdit de danser, ou si on les avait forcés de s’habiller de telle manière, la langue a résisté, et le rapport au monde des Tahitiens passe aussi par la langue. Vincent a appris la langue comme Gauguin, en l’entendant et en essayant de dialoguer avec cette culture. »
Que peut nous apporter cette épopée de Gauguin à Tahiti ? Que peuvent nous dire les peintures réalisées là-bas ?
« A titre personnel, les peintures me sidèrent encore de modernité. Je les ai revues à Bâle, à la Fondation Vuitton, au Grand Palais… et d’un point de vue pictural elles sont criantes de modernité. Après, quand on parle de l’œuvre de Gauguin, je pense que sa quête c’était de parler à l’humanité, de nous faire nous poser la question de là où nous allons, de nos origines, etc.Et ces questions se posent dans chaque toile j’ai l’impression, il y a en elles à la fois un temps particulier, de la mélancolie, une explosion de couleur… Il y a plein de portes d’entrée à ses toiles, et puis c’est l’imaginaire du spectateur qui fait une grosse partie du travail. Je les trouve, en tout cas, picturalement modernes, et politiquement encore pertinentes. »
Récemment une œuvre de Gauguin a été vendue pour 300 millions de dollars. Comment est-il imaginable que des œuvres qu’il vendait pour quelques francs atteignent une telle valeur ?
« Ce n’est pas imaginable. Quand on imagine des zéros comme ça, ça n’a plus de sens de toute façon. J’aurais tendance à dire que ça raconte quelque chose de son travail, c’est-à-dire que cet argent-là n’a aucune valeur. Ce qui compte c’est la toile, et ce qu’elle doit nous raconter. Aujourd’hui malheureusement, cette toile on ne la regarde plus pour ce qu’elle raconte, mais pour ce qu’elle vaut. Cela illustre aussi ce contre quoi il luttait. »
C’est facile d’amener une équipe de cinéma de l’autre côté du monde et de tourner un film ?
« Non, ce n’est pas facile ! De toute façon, tourner un film ce n’est jamais facile. Ce n’était pas si compliqué que ça, parce que tout le monde avait envie d’y aller. Mais c’était compliqué surtout parce qu’on n’avait pas assez d’argent pour faire le film, même si ça peut être vertueux parfois. Je crois que ça a été une expérience assez folle pour tous ceux qui ont participé au film, parce qu’on est loin des clichés de carte postale.
Même si l’environnement et la nature envoûtent, c’est la rencontre avec les Tahitiens qui a de la valeur. On a eu la chance de rester deux mois sur place, on restait avec eux tout le temps, on les filmait, on les habillait, on mangeait avec eux, ils étaient avec leurs techniciens… c’est vraiment un film franco-polynésien, et c’était très fort pour ça. »Vous êtes à Prague en République tchèque, est-ce que cet espace européen représente quelque chose pour vous ? Avez-vous des références cinématographiques et littéraires ?
« Non, je vous avouerais que les échos de Kafka ou de Dvořak me sont parvenus, mais ce n’est pas une culture que j’ai investie ou qui fait partie de mon paysage de façon évidente. Mais il faut que je progresse et que je sois plus curieux, c’est pour ça que je suis là ! »